Bon qu’à ça
Jirí Kylián
Texte établi et traduit par Marie-Noël Rio
Samuel Beckett, il y a longtemps, répondit à la question « Pourquoi écrivez-vous ? » par un sobre « Bon qu’à ça ». C’est ce que Jiří Kylián estime être, bon qu’à ça. Lui qui devint chorégraphe parce qu’il avait compris qu’il ne serait jamais aussi bon danseur que Rudolf Noureev et que le corps des autres exprimerait mieux que le sien ce qu’il avait besoin de dire. Dans Bon qu’à ça, il raconte, simplement, ce qui le fait vivre : la danse, qui forme un tout avec la vie. Il décrit son univers hanté par le temps et la disparition. Il évoque ses sources d’inspiration – parmi lesquelles sa compagne et les aborigènes. Il explique comment l’image prend de plus en plus de place dans son œuvre – serait-elle une chance de ne pas mourir ? Récit d’un itinéraire marqué par la transcendance du corps et par le mouvement.
Jiří Kylián est né à Prague en 1947, d’un père banquier et d’une mère danseuse. Il achève sa formation de danseur à Londres, où John Cranko l’engage au sein du Ballet de Stuttgart, qu’il rejoint en 1968 alors que le Printemps de Prague est écrasé dans le sang. À Stuttgart, il signe ses premières chorégraphies et rencontre Sabine Kupferberg, sa muse et sa compagne. En 1975, il est nommé directeur artistique du Nederlands Dans Theater, auquel il donnera rapidement une réputation internationale. Il y construit un théâtre avec Rem Koolhaas pour abriter les trois compagnies du NDT : danseurs au sommet, jeunes en formation, danseurs âgés. C’est avec cette dernière, le NDT III, qu’il mène ses expériences les plus audacieuses. Il a signé plus de cent chorégraphies à ce jour, jouées dans le monde entier. Il n’aime pas beaucoup voyager, et il vit à La Haye.
Julia Beauquel, Libération/Next
« Mon œuvre parle mieux que mes mots », soutient souvent un artiste. Jiří Kylián, éminent chorégraphe du Nederlands Dans Theater, auteur d’une centaine de ballets sublimes, n’est-il lui-même « bon qu’à » composer des danses et impuissant à en parler ? Ce recueil de propos, Bon qu’à ça, se lit en une plaisante fugacité narguant celle de la danse, non parce qu’il serait « plat comme une crêpe » mais parce que sa poésie est celle des vérités simples et profondes. Métaphore de l’existence, le spectacle, entre l’obscurité de l’avant et de l’après, ne cesse ses rotations, ses rapprochements et ses éloignements sous une lumière « jamais totale » mais imparfaite et nimbée de mystère. Créer, c’est savoir tamiser semble-t-il : faire sortir de l’ombre sans aveugler. Tomber juste exige une sage médiété : ne viser ni trop près ni trop haut, à mi-chemin de la lâcheté à la témérité.
En ligne de mire, l’inaccessible perfection fait valser l’artiste entre intransigeance et déception. Nulle découverte sans renoncement, nulle invention sans sacrifice. L’avancée du temps est celle de ce que l’on perd tout en trouvant. Ainsi se retire-t-on pour faire briller son art en d’autres corps. Le chorégraphe naît, le danseur s’éteint. Ainsi délaisse-t-on le pays natal et la langue maternelle pour des cultures aborigènes. Là-bas, l’essence de la danse est intacte ; un mouvement fuyant, jamais fixé, s’unit au présent des corps qui de père en fils s’animent sans relâche pour faire le don vivant de ce qu’ils ont reçu. De fait, l’éternité est moins dans ce que l’on fige par facilité que dans ce flux impérieux de l’amour vrai, pareil à l’eau renouvelée du fleuve.
Même la photographie ne saurait retenir le pouvoir évanescent d’une muse. Kylián parle du prix de la beauté, à la vie comme à la scène : embrasser le changement, savoir mourir et laisser mourir pour rester vivant. Ses mots ne manquent pas la cible qui lui est chère : « Cette chose cachée » en chacun, « si difficile à trouver parfois », qu’il faut faire émerger.
Isabelle Calabre, Danser, canal historique
Dans ce très court livre d’entretien écrit à la première personne par Jiří Kylian, on voudrait tout retenir. Chaque phrase est une invitation à réfléchir, sur la danse, l’art ou la création. Elle éveille en outre dans la mémoire du lecteur de secrètes correspondances avec tel ou tel de ses ballets. Le titre de cet opuscule fait écho à la réponse donnée par Samuel Beckett à la question : Pourquoi écrivez-vous ? De la même façon, s’étant rendu compte à 28 ans qu’il ne pourrait jamais être Noureev, le danseur Kylian a compris qu’il s’exprimerait « beaucoup mieux à travers le corps d’autrui que par le (s)ien ». Décidant alors de cesser de danser, il est « devenu chorégraphe, le plus simplement du monde ». Bon qu’à ça, lui aussi.
Tant mieux pour le public qui, grâce à ce ‘renoncement’, a pu depuis 1973 près d’une centaine de pièces créées pour sa compagnie, le Nederlands Dans Theater (NDT) ou pour d’autres troupes, comme celle de l’Opéra de Paris (Doux Mensonges, Il faut qu’une porte… ). Toutes singulières, mais pareillement marquées du sceau de cette exigence qui, depuis l’origine, est l’aiguillon du créateur. Même si il finit « toujours par éprouver une déception – plus ou moins grande -, parce que la perfection ne se réalise jamais, évidemment »…
On se permettra de n’être pas d’accord avec l’auteur lorsque, en raison de ce même perfectionnisme, il se décrit comme « très déplaisant » à l’égard de tous ceux qui participent à ses créations, qu’il s’agisse des costumiers, des éclairagistes, des musiciens ou des danseurs. Ces derniers, dans le monde entier, sont en effet unanimes à dire le plaisir qu’ils éprouvent à travailler avec Jiří Kylian, dont ils se sentent respectés en tant qu’interprètes et en tant que personnes.
Jiri Kylian- « Bon qu’à ça » – Les éditions du Sonneur, collection « Ce que la vie signifie pour moi ». Une rapide biographie et une préface écrites par Marie-Noël Rio complètent cet ouvrage, dont le but est avant tout de laisser un artiste vagabonder sur les chemins de sa création. Kylian livre ainsi, à l’usage de tous les amoureux de la danse, une sorte de vade mecum de son œuvre. Avec un fil rouge : répondre au plus juste à la question initiale posée par son intervieweuse (et traductrice) : ce que la vie signifie pour lui. A cette vaste interrogation, le chorégraphe commence par se dérober, évoquant une « zone grise entre être et non être, entre lumière et ténèbres », qui constitue selon lui le lieu de l’attente, de la tension et de la beauté. Un pays semblable, par exemple, à celui suggéré par sa pièce Return to Strange Land. Différents thèmes sont ensuite évoqués – la langue natale, la danse, le processus de création, sa muse et compagne la danseuse Sabine Kupferberg, le pouvoir des images -, que Jiří Kylian aborde avec un souci constant de simplicité dans l’expression de sa pensée. Sa rencontre dans les années quatre-vingts avec les Aborigènes d’Australie, qui « ne créent pas la danse mais la rêvent », est sans doute l’une des expériences humaines et artistiques les plus importantes de sa vie. En référence à cette immersion dans une culture fascinante, aussi vivante qu’immatérielle, le chorégraphe déclare, dans le chapitre intitulé « Pour conclure » : « Je pourrais dire que ce que la vie signifie pour moi, c’est vivre, ni plus ni moins. Comme un Aborigène. Ou une calligraphie. Un signe que fait le corps dans l’espace, qui déjà disparaît. Un signe éphémère ».
ISBN : 9782373850376
ISBN ebook : 9782373850574
Collection : Ce que la vie signifie pour moi
Domaine : Littérature étrangère, République tchèque
Période : XXIe siècle
Pages : 56
Parution : 22 septembre 2016