Xavier Houssin, Le Monde des livres
L’Amérique ? Pas sûr qu’au bout du voyage elle ressemble à l’eldorado chanté par Joe Dassin. On risque plutôt d’y trouver de drôles de gens, de drôles de types, tout droit sortis des romans noirs d’Harry Crews (1935-2012), où de vrais dingues caressent des crotales en attendant leur heure, ou bien décident par amour de leur voiture de la boulotter en entier de la carrosserie au carter. Elle a beau, Jeanne, la petite pétroleuse, imaginer des villes au soleil, Miami et des avenues bordées de palmiers, elle sent bien, au fond d’elle-même, que son rêve finit par la rendre triste. Là-bas ça doit être pareil. Pareil qu’à Copiteau, ce gros bourg de campagne du centre de la France, où elle habite et dont « on ne peut pas dire grand-chose ». Sauf, peut-être, que s’y rassemble une assez pitoyable humanité. Des êtres abandonnés à l’ennui et à leurs angoisses. Des malfaisants, des médiocres. D’inconsolables affligés.
Dès ses premiers textes (Un long baiser, Manya, 1993 ; Pulsion, Zulma, 1996), Clotilde Escalle avait saisi ses lecteurs par sa puissance inouïe à incarner la violence. Celle des passions troubles et des corps soumis au désir puis abîmés, maltraités, torturés. Écrivaine du tragique et du grotesque, du danger d’être en vie, elle était allée dans Off (Pierre-Guillaume de Roux, 2012) gratter au bout de la folie des mères. Mangés par la terre est son huitième roman. La version furieuse et perverse d’un Affreux, sales et méchants revisité gore.
Tout le monde est fou à Copiteau. Mais il y en a qui sont vraiment plus atteints que d’autres. À commencer par les frères Goussaint, Patrick et Robert, dont le grand amusement consiste à tendre un filin d’acier en travers de la départementale pour provoquer des accidents. Généralement, ils se font aider par le plus jeune, Paul, qui fait le guet et les prévient du passage des voitures, mais ce dernier n’éprouve guère de satisfaction au spectacle. Il serait plutôt un sensible ou un écorché vif. Après la mort d’Aline, sa petite sœur, il s’est planté des clous dans les mains pour être comme le Christ du calvaire à l’entrée du bourg. Maintenant il lit à haute voix du Baudelaire dans un vieux bouquin qu’il a trouvé, il engloutit des éclairs au chocolat et pense aux étoiles. Ces trois-là se retrouvent régulièrement à l’asile. Ça fait des vacances à leur mère, Gervaise. De père, il n’y en a plus. Un jour, on l’a cru endormi dans la grange sur une botte de paille. Une bonne semaine après, il était toujours au même endroit. Le vétérinaire qui venait faire vêler une bête a dit qu’il était mort. Alors on l’a enterré.
Clotilde Escalle écrit au bord de la caricature. Mais elle ne déforme pas, elle force le trait, elle le graisse, elle l’épaissit dans la réalité des circonstances, des attitudes, des faciès. Elle appuie jusqu’à révéler la noirceur. Les situations, les personnages apparaissent aussi inquiétants, effrayants. Et terriblement vrais. Ce sont autant de portraits crachés, de scènes immédiates, qui surgissent, se mêlent, s’affrontent, se répondent.
Destins enchevêtrés
À l’hôpital psychiatrique, les deux dangereux abrutis vont s’en prendre à une jeune fille dont ils vont faire le jouet, la chose, de leurs fantasmes brutaux et cruels, sans que personne parmi un personnel médical médiocre, infatué, comprenne sa détresse. Caroline a été internée par sa mère qui la hait et cherche à la déshériter, avec la complicité toute légale du notaire de Copiteau dont elle est l’occasionnelle maîtresse. Pauvre notaire, d’ailleurs, vieux garçon au crâne dégarni depuis l’enfance (il aurait fait une roulade dans l’herbe souillée par la pisse de chat), admirateur dévot de Chateaubriand et grand amateur de musique baroque, il vivote corseté dans ses empêchements obsessionnels, en butte à l’érotomanie agressive de sa gouvernante et, somme toute, assez dégoûté par le sexe. Il y a aussi le maire, qui a perdu son frère jumeau dans la chute d’un arbre un soir d’orage. Et puis Constant, un gros idiot qui s’habille en shérif, étoile sur la poitrine et pistolet en plastique à la ceinture. Clotilde Escalle n’ouvre guère d’espoir aux destins enchevêtrés de Mangés par la terre.
Mais l’Amérique ? Jeanne y a cru un peu quand elle a rencontré Eric. Il vendait des têtes d’Indien, des couteaux et des chemises de trappeur à la brocante. Bannière étoilée et photo d’Obama. Mais entre eux tout est allé trop vite. Et avec des mots qui ne leur ressemblaient pas. Alors l’Amérique… C’est comme si, sans partir, ils étaient déjà rentrés.