Rimbaud à Java
Jamie James
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel
Au début de l’année 1876, Arthur Rimbaud est à Charleville, chez sa mère. Sa jeune sœur Vitalie vient de mourir, il a définitivement rompu avec Verlaine, et sans doute cessé d’écrire. Le démon de l’errance, qui ne l’a jamais tout à fait quitté, le saisit de nouveau : en mai de cette année, il part pour Bruxelles, s’enrôle dans l’armée coloniale hollandaise et embarque pour Java. Il déserte le 14 août 1876 et ne réapparaîtra à Charleville que le 31 décembre de la même année.
Du récit lacunaire de ces quelques mois, l’écrivain américain Jamie James tire un essai évocateur et passionnant sur la confrontation d’un poète hors normes et d’une île qui ne l’est pas moins. Tenaillé par une frustration irréparable — Rimbaud n’a rien écrit à Java ou sur Java qui ait survécu —, Jamie James, en érudit amoureux de ces deux sujets, propose un voyage sentimental et littéraire d’une grande finesse.
Salué par la critique anglo-saxonne (l’anthropologue et écrivain voyageur Nigel Barley vante son élégance et son inventivité, la romancière Zadie Smith loue le plaisir qu’on peut avoir « à lire quelqu’un qui écrit magnifiquement sur un sujet tout aussi magnifique »), Rimbaud à Java est un stimulant voyage, un exercice d’admiration qui ne se départit jamais d’une ironie qui n’aurait pas déplu à son sujet.
Jamie James, ancien critique d’art au New Yorker, était romancier et essayiste. Installé en Indonésie depuis une quinzaine d'années, il est mort à Bali début 2020.
Frédérique Fanchette, Libération
Avant que Rimbaud ne parte « trafiquer dans l’inconnu » en Abyssinie, il y eut plusieurs répétitions de grands départs. Rimbaud à Alexandrie, Rimbaud à Chypre, Rimbaud soldat dans l’armée coloniale néerlandaise… C’est cet épisode, datant de 1876, quatre ans avant la fuite à Aden, que Jamie James, ancien critique d’art du New Yorker établi en Indonésie, raconte dans un livre à couverture mauve, couleur de demi-deuil.
[...] On apprend des détails étonnants. Il faut imaginer Rimbaud en uniforme tropical, chemise blanche, pantalon à rayures bleues et blanches et beret écossais… Mais cela ne dure pas. Il déserte le 15 août, ce qu’attestent les archives militaires. Sa trace se perd jusqu’à la fin décembre où on le retrouve à Charleville chez sa mère, « bronzé et barbu ». Il a vécu avec les orangs-outans, raconte de façon fantaisiste dans sa biographie le beau-frère Paterne Berrichon.
L’hypothèse la plus séduisante est qu’il se serait fait embarquer sous un faux nom sur un voilier écossais. Le Wandering Chief, qui connut une mémorable tempête au cap de Bonne-Espérance. Des rimbaldiens croient même tenir le nom d’emprunt qui aurait servi à Rimbaud pour se faire embaucher comme membre d’équipage : Edwin Holmes, marin fantôme sur un vaisseau fantôme.
Claro, Le Clavier Cannibale
L’essai de Jamie James — Rimbaud à Java — que viennent de publier les Éditions du Sonneur est de l’ordre de l’enchantement. Non seulement l’auteur s’attache à un épisode obscur de la vie du poète, qui après s’être engagé dans l’armée coloniale hollandaise embarqua pour Java puis déserta, mais il parvient, en l’absence de documents de première main rimbaldienne, à nous restituer ce hiatus biographique avec une exactitude cristalline. Se fondant sur des témoignages, des récits, des descriptions du Java du dernier quart du dix-neuvième siècle, James reconstitue, sans jamais délirer dans l’extrapolation, la matérialité synesthésique de cette île indonésienne où, attiré par le gain ou la simple soif d’ailleurs, l’auteur du Bateau ivre s’en alla échouer. Mais bien sûr, James ne fait pas que cela. Il nous retrace la vie du poète avant cette étrange escale, et ce avec une placidité et une subtilité qui au début déconcertent puis intriguent et enfin ravissent. Jamais il ne s’emballe au point de chausser, à pointure amoindrie, les semelles de vent du jeune fugitif. Plutôt, il l’accompagne à son rythme, le précède même afin de camper le décor, riche et documenté, qu’il lui faudra traverser.
James aurait pu faire de cette parenthèse indonésienne un insupportable roman où le lacunaire se laisse honteusement occupé par l’imaginaire, où la reconstitution se vautre sur la paillasse de l’ignorance, et où la spéculation se met à danser la danse du ridicule. Il a d’ailleurs tenté l’aventure avant de se raviser, conscient que faire de Rimbaud un personnage de roman serait gâter le fruit unique dont il traquait l’intime maturation. Il a donc renoncé à son projet romanesque et préféré prendre la plume de l’ami enquêteur, en procédant par cercles et nappes de plus en plus vastes, jusqu’à ce que son essai s’ouvre aux leurres et aux lignes de fuite de l’échappée orientaliste.
On lira donc son Rimbaud à Java comme le récit d’un déserteur, mais d’un déserteur qui ne déserta pas que les rangs d’une armée brouillonne, composée d’éthyliques pioupious, puisque, si désertion il y eut pour Rimbaud, il faut l’étendre à plus d’un champ, et la laisser rayonner dans son mystère. […] On peut ainsi se demander s’il n’existerait pas, pour chaque écrivain, un point Rimbaud (un peu comme on dit un point Godwin), et qui serait ce moment où l’écrivain sait qu’écrire n’est plus de mise, plus comme ça, parce que les pages écrites ont d’elles-mêmes effacé toutes les traces et qu’il est temps de se décaler autrement dans le monde. Un point non de rupture mais d’effacement. Un « would prefer not to » qui prend son envol pour s’en aller fricoter avec d’autres acquiescements.
Il convient enfin de saluer la traduction d’Anne-Sylvie Homassel, par ailleurs écrivaine, traduction qui est un modèle de perfection, de grâce et d’empathie, à la fois transparente et charpentée. On le sait, l’essai-récit est un exercice hautement périlleux pour le traducteur ou la traductrice, et ce Rimbaud à Java est une merveille du genre à cet égard.
ISBN : 9782916136509
Collection : La Grande Collection
Domaine : Littérature étrangère, États-unis
Période : XXIe siècle
Pages : 192
Parution : 15 mai 2012