Philippe Lançon, Libération
Moitié Jules Verne moitié démiurge, Vladimir Maïakovski voulait faire le tour du monde. Il ne l’a pas fait, mais, en 1925, il passe trois mois en Amérique. Il est triste, plus ou moins séparé de Lily Brik. On voyage pour oublier, ne pas oublier. Le bateau le conduit de France au Mexique, avec escale à Cuba. Obtenir un visa n’est pas simple : les États-Unis n’ont pas reconnu la jeune république soviétique. Le 27 juillet, il passe la frontière au Texas. Des juifs russes l’accueillent. Célèbre et fauché, un géant bolchevique et martien à souliers ferrés entre sur cette terre promise ; mais promise à quoi ? Il la décrit dans quelques poèmes et dans ces textes, inédits en France, publiés dans les journaux soviétiques. Ils ont sa brusquerie sarcastique, sa grammaire futuriste. Les choses vues ont des sursauts de langage. L’œil politique fait de la géométrie.
Chapeliers. Il faut remplir des pages de formulaires, prêter serment. On le retient pendant des heures. Le traducteur donne la règle du jeu : «Si vous ne voulez pas mentir, vous direz la vérité, mais si vous voulez mentir, vous mentirez malgré le serment.» En train à travers le Texas, il voit peu d’avions : «Les sociétés de chemin de fer, puissantes, savourent chaque accident d’avion et s’en servent pour faire de la propagande aérienne.» Il fera la même remarque à propos des fabricants d’épingles, des coiffeurs, des chapeliers : «Le respect de la bienséance profite aussi bien aux vendeurs de chapeaux mous qu’aux vendeurs de chapeaux de paille. Que feraient les fabricants de chapeaux mous si les gens portaient des chapeaux de paille en hiver ? Que feraient les fabricants de chapeaux de paille si les gens portaient tout le temps les mêmes chapeaux ?» Il fallait peut-être un Soviétique, à ce moment-là, pour deviner à quel point l’Amérique est le seul pays où le communisme – grâce au capitalisme – a réussi. Il mord dedans avec joie, énergie : toute cette richesse, toute cette misère, toute cette activité, toute cette puissance, toute cette bêtise. New York est le miroir tordu de tout ce qu’il aime et craint du progrès en Russie. Le voyage au bout de la nuit est un voyage au bout de l’avenir.
Les plus riches mangent «dans des restaurants onéreux des cochonneries épicées», «dans la pénombre parce qu’ils préfèrent les bougies à l’électricité». Pour un Russe qui vit dans la pénurie, c’est risible : pourquoi se passer du confort qu’on développe et qu’on vend ? «Toute l’électricité appartient à la bourgeoisie et elle mange à la lueur des bouts de chandelle. Elle a une peur inconsciente de sa propre électricité. Elle est décontenancée, comme un sorcier qui a convoqué les esprits et ne sait pas comment les contrôler.»
Opéra. Le développement industriel est une chose qu’on finit par coller à la plèbe comme une maladie dont on ne voudrait plus, mais qui vous enrichit. Par exemple, le cinéma : après l’avoir inventé, «ils le refilent au peuple et courent après les abonnements à l’opéra pour y entendre vociférer l’épouse de l’industriel McCormick, qui possède suffisamment de dollars pour faire tout ce qu’elle souhaite et vous écorcher les oreilles». Ne dirait-on pas Trump et sa bande ? Il ajoute : «Aucun pays ne profère autant d’âneries moralisatrices, arrogantes, idéalistes et hypocrites que les États-Unis.» Les descriptions de New York, Chicago, Detroit, de leur saleté, leur violence et leur pauvreté côtoyant la plus extrême richesse, tout cela est taillé en quelques lignes. Les faits sont approximatifs, parfois erronés ; les impressions et les visions, jamais.
Deux événements essentiels ne sont jamais mentionnés. Le premier est la noyade, pendant une promenade en bateau, de l’ami qui lui a obtenu son visa et un appartement à New York, Isaïa Khourguine. Mathématicien, il avait créé une société facilitant les affaires entre l’URSS et les États-Unis. Il était connu et apprécié du monde financier new-yorkais. Le poète veille son cercueil jour et nuit, prononce un discours à ses funérailles. Jamais il n’écrira la moindre ligne sur cette mort qui l’a tant affecté : Khourguine a sans doute été liquidé par des agents staliniens. Le deuxième est l’idylle avec une Russe émigrée de 20 ans, Elly Jones. Leur liaison, intense, reste clandestine : elle pourrait perdre son permis de séjour, il pourrait être inquiété en URSS. Le 28 octobre, il embarque pour Le Havre. Il n’a plus un sou, mais il lui a offert un manteau. Elle rentre pour pleurer, mais ne peut le faire sur son lit : il l’a fait couvrir de myosotis. Elle aura bientôt une fille de lui. A Lily Brik, pendant son séjour, il n’a écrit que 14 télégrammes où il ne cesse de répéter : «Je m’ennuie.» On vit comme on écrit, avec ce qu’on cache sans l’oublier.