Évelyne Pieiller, La Quinzaine littéraire
En 1891, un périodique sobrement nommé Le Tabac demande, pour son dixième anniversaire, aux célébrités du temps leur opinion sur le tabac.
Aurélien Scholl, dans sa préface au volume qui rassemble les réponses, est ferme : les malheureux qui ne fument pas appartiennent à une race inférieure qu’il faut plaindre. Nombreux sont ceux qui partagent ce vigoureux point de vue. Assez merveilleusement, c’est essentiellement de plaisir qu’il s’agit, et non de péché. Il faut dire que cette fin de siècle connaissait d’autres débordements, mais il est néanmoins remarquable que ce qui hante (on a les obsessions qu’on mérite) notre pauvre temps, la faiblesse de la volonté, le rayonnement homicide, le lent suicide, coûteux de surcroît, qui identifient le lamentable fumeur, est à peu près absent des considérations d’alors. S’affirme la conviction que « petits plaisirs qui font joie, valent mieux que grands plaisirs qui ne durent », les féministes affichent leur bonheur de fumer comme les hommes, le cancer des fumeurs est balayé comme un conte pour nourrice, et l’hypothèse hygiéniste selon laquelle le tabac attaquerait la mémoire est démolie avec arrogance. S’affrontent en revanche les préférences, cigare, cigarette, et les conseils pour les apprécier. Le lecteur d’aujourd’hui ne peut qu’éprouver une nostalgie intense, lui que n’aura plus même le droit d’entendre sur scène l’Éloge du tabac…