Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu
Emmanuel Ruben
Ouvrage publié sous la direction de Marc Villemain
Deux hommes, une nuit de l’été 1957, en pleine guerre d’Algérie. Ils ont le même âge, sont nés dans la même région. Le premier, orphelin de père, vit loin de la géhenne coloniale. Il sait manier les mots : ses phrases sont comme des coups de poing. Le second, ancien matelot, est un homme plongé dans la misère et la violence du temps. Le premier s’appelle Albert Camus. Le second est le grand-père du narrateur. Ils sont « frères de bled et de tourment ».
Emmanuel Ruben, né en 1980, déploie dans ce deuxième roman une interrogation profonde, souvent poignante, sur les liens entre la France et l’Algérie, et montre ce qui, des morts, demeure infiniment vivant en nous.
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Virginie Mailles Viard, Le Matricule des Anges
Et s’il fallait faire parler les morts entre eux, pour qu’enfin surgissent les flots de l’histoire, celle qui les a engloutis, l’un sur un platane, l’autre d’un coup de pistolet ? Le suicide de son grand-père en Algérie, alors âgé de 45 ans, pousse le narrateur à se frayer un chemin dans les brouillards d’une guerre qui ne dit toujours pas son nom. Le dernier récit d’Emannuel Ruben est une lettre en plusieurs volets, qui s’adresse au grand-père disparu, Chalom, personnage central à la fois destinataire et objet du récit. Le petit-fils et narrateur se refuse à recueillir des témoignages, ou à mener une enquête familiale. Pour reconstituer la présence de celui qui laissa sa grand-mère veuve et sa mère orpheline, il se tourne vers l’histoire, et vers le frère d’errance, Albert Camus. Ce fanion délicat et ombrageux est un ancrage littéraire familial, et sa mort brutale sur les routes, le rapproche de celle de Chalom. Il y a même des airs de ressemblance qui en font son « frère de bled et de tourment ». Il ne faut pas se laisser envahir par l’apparent maelström rythmique de la narration. Derrière l’enivrante liberté de ton, de mouvement du texte, où se mêlent les souvenirs d’enfance, les lectures, les paysages, quelque chose se construit. Qui ne va cesser de prendre de l’ampleur, de gagner en densité, en tragédie. C’est l’histoire, celle de l’Algérie, et ses répercussions sur un écrivain de 33 ans qui livre là un ouvrage très personnel.
Sa poésie, ses circonvolutions, sa façon d’attirer dans l’espace que laissent les mots toutes les âmes disparues, font de ce récit sur la quête des origines une prière envoûtante. De la chute du Second Empire, « j’imagine que tu lisais les journaux, que tu vivais dans l’histoire, car c’était alors dans les journaux que l’histoire s’annonçait, que tout se savait… » en passant par les successives Républiques, Emmanuel Ruben reconstruit les chemins d’exil qui se sont ouverts béants sous les pieds de ceux qui ont subi l’exode.
Jacques Josse, remue.net
C’est à travers une longue lettre sinueuse, adressée à un grand-père qu’il n’a pas connu, que le narrateur qui s’exprime ici souhaite poser les jalons d’une histoire familiale qui lui échappe en partie. Pour cela, il lui faut remonter aux sources, se rappeler les rares confidences de la grand-mère et tenter de remettre en ordre les pièces d’un puzzle qui a volé en éclats par temps de guerre, en l’occurrence celle sévissant en Algérie, durant cette année 1957 que ne termina pas l’homme autour duquel est conçu le roman. Il est le matelot inconnu du titre, l’orphelin célèbre étant Albert Camus. Tous deux sont « frères de bled et de tourment », nés à la même époque dans un pays qui n’était pas tout à fait le leur mais où ils avaient leurs racines, leur maison, leur famille. L’un s’est suicidé par balle à Guelma le 3 juillet 1957 et l’autre est mort dans un accident de la route début janvier 1960.
« Le seul qui me parlait de ton pays, le seul dont j’avais lu les livres, c’était Camus ; mais l’Algérie qu’il évoquait dans ses romans, ses nouvelles, était une contrée mythique, allégorique, c’était une Algérie vague, insituée, sans contours, parfois même innommée, qui se retrouvait parachutée dans un Septentrion de l’esprit. »
L’Algérie que recherche le narrateur (et l’auteur), c’est celle où a vécu et où est mort (et a été enterré) le grand-père. Il la reconstitue en suivant le fil rouge de la grande histoire, en y intercalant des bribes de mémoire transmises par ses proches, en questionnant photos, papiers divers, coupures de journaux et en s’inventant, lui qui n’y a jamais mis les pieds, un pays avec contrastes, odeurs, couleurs, arbres, espace. Il y ajoute la Méditerranée et ses portes qui s’ouvrent au monde. Revient sur le passé récent, sur la guerre, sur l’exode. Promet d’entreprendre un jour le voyage. De fouler la terre où repose celui qui, par bien des côtés, joue pour lui, des décennies après sa mort, un rôle fondateur.
« Aujourd’hui je suis fier de savoir que cette guerre t’a laissé en paix outre-mer ; fier de savoir que tu as déserté la énième armée de honte l’arme au poing, que tu as fichu le camp, rompu le rang, mis la clef sous le paillasson sali de l’Europe. »
C’est en remontant la généalogie familiale, dans des contrées de plus en plus hostiles, qu’il parvient à toucher de près la réalité de l’homme qui devait devenir son grand-père. Il retrace son parcours, ses 45 années de vie sur terre, sa reconversion d’ancien matelot-télégraphiste en agent comptable. Il lui parle, lui demande quelles étaient ses lectures et ce qui se cachaient derrière ses longues insomnies. Il bute naturellement sur les raisons de sa mort volontaire.
« À quoi pensais-tu, dans les derniers instants ? Le doigt crispé sur l’échappatoire glacée, te disais-tu “maintenant je suis à moi !” tel Caton d’Utique ayant caressé le tranchant du glaive qu’il reçut des mains d’un enfant ? »
La langue employée par Emmanuel Ruben dans sa prière aux morts est lyrique, rageuse et tourmentée. Il procède par incises brèves, impulsant nervosité et densité à son texte. Les vingt chapitres qui composent l’ensemble permettent un va-et-vient permanent entre les deux rives de la Méditerranée, non seulement en mêlant passé et présent mais aussi en décrivant, discrètement, la place que Camus a pu occupée au sein d’une famille dans laquelle sa présence rassurante et durable de mort donnant toujours de ses nouvelles a souvent permis de pallier (et de comprendre) l’absence du disparu de Guelma.
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ISBN : 9782916136639
Collection : La Grande Collection
Domaine : Littérature française
Période : XXIe siècle
Pages : 128
Parution : 21 mai 2013