Laurent Rigoulet, Télérama TTT
Fugueur à 14 ans, il vivra sur la route pendant six ans. Son chef-d’œuvre, enfin édité en France, a ouvert la route à Kerouac et à la beat generation.
Comment a-t-on pu passer si longtemps à côté de Jim Tully (1886-1947), étoile pas si filante que ça de la littérature américaine et grand maître des écrivains vagabonds ? Comment a-ton pu cavaler aussi allègrement sur les voies ferrées, les routes étoilées de Jack London, Woody Guthrie ou Jack Kerouac, rejoindre les villes d’ombres du roman noir sans savoir que Jim Tully, de Saint Mary’s, dans l’Ohio, détenait les formules magiques rapprochant ces deux mondes ? En Amérique, où son culte est ardemment entretenu, ses admirateurs décrètent que Tully est un pionnier parmi les pionniers. L’inventeur de la fiction hard boiled («dure à cuire»), dont les rejetons furent Dashiell Hammett ou Jim Thompson. Il en a essuyé les plâtres en se frottant au monde duraille des «clochards célestes» et des bandits de grands chemins. Il est devenu roi de la littérature« hobo », forme noble des récits d’errance et de dèche sous les grands ciels américains, souvent magnifiques et très souvent cruels. Son Vagabonds de la vie, qui nous parvient aujourd’hui dans une (très) élégante édition, est un chef-d’œuvre du genre, à ranger auprès des Vagabonds de la faim, de Tom Kromer.
Jim Tully a écrit le livre en 1924, alors qu’il s’était déjà ouvert les portes de Hollywood, où il était devenu l’ami, le bras droit et l’attaché de presse de Charlie Chaplin. Une figure du milieu également, un journaliste qui se payait les stars avec une verve méchante dans ses portraits et n’hésitait pas à leur foutre son poing dans la gueule. Noceur, buveur, Tully était l’un des romanciers les plus célèbres d’Amérique avant la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, on l’oublia purement et simplement. Vagabonds de la vie fut adapté au cinéma (avec Louise Brooks et Wallace Beery) par William Wellmann, un autre boucanier de Hollywood, et triompha aussi sur les planches de Broadway avec jim Cagney. Cet engouement n’a rien d’étonnant. De la première à la dernière page, le livre est porté par un courant prodigieux. L’écrivain raconte comment il a lui-même «brûlé le dur» à 14 ans, sautant d’un train de marchandises à l’autre, pour fuir un père sévère qui l’avait confié à un fermier fou (sa mère est morte quand il avait 6 ans) – « Quelle importance si je devais soulever de lourdes caisses dans chaque gare. Là-bas, dans la prochaine vallée, l’attendaient la vie, les rêves, les espoirs… la déprimante monotonie d’une petite ville de l’Ohio y serait inconnue.»
Le voyage dure près de six ans. Jim Tully découvre la communauté des hobos, qui a parfois tout d’une famille, des hommes fuguant comme lui, trimant aux quatre vents pour ne pas se laisser piéger par l’absurdité d’une vie laborieuse. Au fil des voies, au détour des « jungles », les campements que ces bohémiens installent près des gares et des dépôts, il rencontre des personnages fabuleux. Edna, la plus jolie fille de Rabbit Town, qui vend son corps pour 1 dollar et se vante d’avoir gagné 48 dollars en une seule nuit. Oklahoma Red, « un yegg, un voleur, perceur de coffres-forts, l’aristocrate du chemin de fer ». En chemin, Jim Tully invente surtout une langue en mouvement permanent, rude, violente, légère, des phrases courtes et poétiques qui n’ont pas pris la moindre ride, de vives images où l’Amérique s’imprime en passant.