François Perrin, Le Vif/L’Express
Publié en 1924, ce roman autobiographique de Jim Tully époustoufle autant qu’il instruit.
Avis aux ricaneurs de tout poil: avant de stigmatiser méchamment l’apparente ingénuité d’un titre comme Vagabonds de la vie (Beggars of Life), ne pas oublier que l’ouvrage date des années 20, et qu’il s’inscrit de plein droit dans la veine de l’autobiographie documentaire, d’un « document de première main », à l’instar de La Route (1907) de Jack London ou Le Hobo : sociologie du sans-abri (1923) de Nels Anderson. Dans une époque, donc, où il était relativement fréquent pour des esprits éclairés de partir « brûler le dur » sur un coup de tête, pendant six ans dans le cas de Tully, avant de revenir s’installer dans une carrière de journaliste, d’écrivain ou de sociologue bientôt référent. La bougeotte se répandait alors à la manière d’une fièvre nomade, au détour d’un échange avec un vieux routard, chez de jeunes gens soucieux de découvrir le monde de manière un peu moins triste, plus aventureuse, que les fers aux pieds dans leur patelin ou rivés à une chaîne de montage. Ainsi en 1901, à quinze ans mais après avoir déjà pas mal trimé et bien galéré dans l’existence, Jimmy monte dans un train et s’enfuit à destination d’un peu n’importe où. La question « Tu vas ou, hobo ? », comme il le saisira rapidement, est à la fois la plus courante en ces jungles de trimardeurs et rencontres aléatoires en wagons aveugles ou toits de voiture, et celle dont la réponse importe le moins – d’autant qu’en bon loquedu, rien de moins rare que de changer de plan au pied levé, après une cuite, une baston ou une bonne causerie.
Plus qu’un précieux document
Au sein des petites communautés de vagabonds, qui s’improvisent avec les moyens du bord le long des rails et se dispersent au premier coup de sifflet, on trouve de tout, comme dans un bon bistrot : du taxeur vicieux, du partageur enivré, des apprentis cuistots ou barmen chimistes, du cherche-des-noises et du diplomate pépère. Et puis des classes sociales, aussi, au sein desquelles on s’élève en fonction du temps passé sur la route, à éviter de se faire happer la jambe sous une roue de train ou poinçonner une bonne fois pour toutes par un collègue irascible… d’être expédié, en somme, « dans le royaume de l’oubli où se rejoignent rois et vagabonds ».
Meilleurs alliés des hobos (derniers sur terre à accepter de supporter leurs longs monologues mythomanes), les poivrots errants constituent les plus généreux fournisseurs d’aumônes – cents, dollars ou repas arrosé –, quitte à finir dépouillés au fond d’une ruelle en rétribution de leurs chrétiens services. Et il faut éviter le flic, « chasseur d’hommes (…) reconnaissable entre tous », et au sein de cette sévère maison les policiers du rail, comme toujours les pires de leur espèce. Peu de femmes, en revanche forcément, sauf celles qu’on a dans la tête – gagneuses des quartiers rouges ou mamma éléphant d’un cirque itinérant –, et qui confèrent à ceux qui savent le mieux les décrire un statut de griot respecté, entre deux chopes d’alcool de bois ou de maïs : « Le type capable de parler des femmes est toujours très recherché parmi les hommes échoués au bord du chemin. » L’ouvrage de Jim Tully quant à lui, deuxième qu’il écrivit avant de continuer à en consacrer aux univers qu’il traversa – de l’orphelinat à Hollywood, en passant par les cases cirques, prisons et bordels – dépasse largement le statut de précieux document : la langue y est vive, présente, et d’une incomparable justesse.