Le blog du petit carré jaune
« A présent, il faut que je raconte comment igor est entré dans ma vie. C’est la fin de la saison froide, j’avais passé l’hiver dans la maison des frères Illiakov.
Un matin, un homme arrive près du lac où je ramasse les nasses. C’est lui. A une centaine de pas de moi, il s’immobilise. Un oiseau aux ailes larges traverse le ciel, Igor sourit. Mille ans de solitude et de détermination frémissent à ses lèvres. Il se tient au bas de la falaise et regarde là où les hommes ne peuvent aller. Je le vois se plaquer à la paroi. Sa main est grise comme le caillou, son esprit est dur comme le calcaire. J’ai l’impression qu’il va être avalé par la montagne, appelé par ses rondeurs de femme. Lui la comprend avec ses doigts. Bientôt ils évoluent ensemble, amants sauvages que la nature réunit clandestinement. »
Un homme, une jeune fille, des ancêtres, une grand-mère inculquant des valeurs de vie et survie, disparue, une aventure, un chemin, le froid, le vent, la nuit, la lente et longue période d’un hiver perdu quelque part entre forêts et montagnes, entre plaines et landes gelées, l’amour, la mort. Un horizon loin, aux portes d’un pays qui ne parle pas, où seuls quelques hommes et femmes semblent habiter, sortir tout droit d’une légende, d’un conte sombre. Et au loin un monde… un monde où seul l’oubli de son histoire est maitre, seul l’hostilité humaine est foi.
On entre dans ce roman comme on pénètre dans une histoire, une légende magique et sombre. Un conte ténébreux où la seule force vient de la nature, de ce qui nous entoure, des terres gelées, du silence victorieux. Une terre où seuls quelques hommes et femmes vivent, des Invisibles, des parias, des laissés pour compte d’un monde qui ne les veut plus, les a oublié comme on oublie ceux que l’on ne désire plus. Des survivants d’un univers disparus.
Une lande perdue qui se meure entre montagnes et forêts, entre rochers et résineux, au milieu de nulle part, d’une nature hostile. Un désert glacé et inaccessible. Une nature qui pourtant donne tout, la vie, la passion, le désir, l’amour, le charnel et la sensualité primaire, bestiale, amoureuse et nécessaire à la vie. Un monde aux confins de frontières brumeuses, étranges, impénétrables où la nature est reine, maitresse, merveilleuse, solaire pour celles et ceux qui la ressentent dans leurs pores, leurs veines, sur la peau, dans l’âme. Un monde qui se ne se laisse pas apprivoiser, donner sauf pour ceux qui comprennent le pouvoir et la force des braves, le pouvoir d’un monde où la beauté des choses ne nous appartient pas.
« Nous parcourons la campagne, traversons les forêts, suivons les crêtes marneuses, longeons les rives du lac, et pendant tout ce temps notre vigueur reste en son enfance. Je suis une enfant qui fait l’amour avec Igor, mais aussi avec la forêt, le lac, les hirondelles du printemps, les grives de l’automne, qui se laisse choisir par la jouissance, les bras ouverts et la bouche continûment humide. […] Chaque seconde explose en fruit gorgé, chaque jour est l’orée d’un commencement. »
Il faut savoir s’abandonner, abandonner tous repères et habitudes pour entendre l’histoire de ce roman, accepter de se laisser prendre la main et d’entrer dans ces paysage abrupts, arides, rugueux loin de toutes civilisations. un monde à la limite des contes et légendes, du merveilleux. Un univers où le temps n’a pas d’emprise, où les seuls amis des hommes sont les vents et le froid, le minéral, le ténébreux. Le décor d’une histoire qui nous transporte aux seuils de la mort, de l’amour, de la vie. Un espace où pour vivre il faut accepter d’être démunis, lâcher-prise, se frotter aux désirs, jouir du moindre instant, entendre la mort prendre possession des corps, de la vie, lutter comme on lutte à armes inégales, à mains nues, battu par les éléments naturels, par l’animal qui est en nous.
Et de ces ténébres, de cette sombre histoire, qui pourrait sortir d’un conte ou d’une légende scandinave, mythologique, jaillit la lumière, la puissance des rapports, la densité des relations et de cette transmission ancestrâle entre un peuple Invisible et ce couple qui affronte la rudesse de la vie aux limites d’un cercle polaire. Une lumière éblouissante, sompteuse, peuplée de mille éclats, d’un amour infini, de gestes comptés et remplis de sens, d’humanité.
« Il y a des gens qui sont bâtis pour exister toujours, leur corps éblouissant érigé pour résister aux assauts du temps, de la maladie et de la mort. Des anatomies de soleil et d’éclat. »
L’écriture poétique, magnétique, presque chamanique, charnelle de Laurine Roux nous transporte bien au-delà de nos paysages et habitudes. De ses mots puissants, elle nous livre la sensation absolue d’un univers envoutant, d’une nature triomphante, d’hommes et de femmes relevant d’un monde primaire, quasi animal. Un monde noir, sombre, ténébreux, glacial, d’où ressort une lumière, une injonction aux désirs amoureux primitifs, tribaux, une injonction à ce qu’est la vie dans son trouble naissant. Une communion d’esprit et de corps, d’âme et d’intériorité. Une écriture où la puissance d’un monde hostile devient comme un rempart, une ïle lointaine où nous rassembler, nous ressourcer, apprendre à franchir des pas, où entrer en communion devient comme une évidence. Une écriture qui sublime un monde loin de tout, loin d’une terre désolante, d’humains inhumains.
Une écriture comme une fable, une légende que l’on nous raconte, le soir, assis auprès d’un feu, comme un réceptacle à ce besoin immense de s’unir dans « une immense sensation de calme », de se laisser séduire par les mots, le calme, d’oublier l’espace d’un instant notre cocon. Un monde loin de tout. Et une écriture magnétique, envoutante qui nous propulse auprès de ceux qui connaissent l’amour et la mort, le cotoiement infime et la lumière qui amène vers la paix en soi.
« Ecoute le chant du monde. Il gémit chaque jour de ces amours impossibles. Dans leur corps-à-corps, ta mère poisson et ton père créature de la montagne ont défié la nature. A jamais tu seras mi-homme, mi-animal, car sur ton berceau chacun a versé ses vœux. Tu as l’achèvement du monde en héritage. Livre ce combat sans merci. Ne laisse ni les flots ni la terre te submerger, car ta chair doit boire le limon autant que respirer les eaux. Enfin seulement l’équilibre du monde sera rétabli, enfin seulement tu seras en paix. […] Nous sommes seulement de passage. »