Philippe Jean-Catinchi • Le Monde
Un juge humaniste raconte.
C’est à Constantine, place de la Brèche, devenue depuis la place du 1erNovembre, qu’est né, le 6 mai 1950, Serge Portelli, fameux juge d’instruction, aujourd’hui magistrat honoraire et expert auprès de l’Union européenne. Cette place est un des rares pôles animés d’une ville austère. En face de la maison des Portelli, invisible aux yeux d’un tout jeune enfant, le palais de justice. « Je ne l’avais jamais remarqué », confesse le magistrat, qui le redécouvre lorsqu’il revient en Algérie en 2013, cinquante-huit ans après avoir quitté la terre où il est né.
Évitons les spéculations faciles et tâchons de comprendre ce qui émeut cet homme de loi d’une infatigable énergie. Émouvoir : mettre en mouvement, toucher, troubler. Si la parole de ce magistrat a tant porté – et porte encore –, c’est qu’avant de parler l’homme a su écouter.
C’est en observant le trouble de celles et ceux qui ont été lésés, blessés, spoliés, la difficulté de leur propre expression, qu’il mesure une intensité de la souffrance dont il ignore tout à ce degré. Recueille-t-il scrupuleusement, de la bouche des victimes, les récits d’une violence inouïe, il en est ébranlé : « Je découvris grâce à elles l’extrême douleur et les immenses traumatismes. » Des mots rares, hésitants, qui échappent, par effraction, dans la douleur et la honte, confidences aux allures d’aveux insoutenables.
Toujours motiver ses décisions
Il en tire sa force. En décembre 2006, lors d’un débat télévisé houleux sur la récidive avec Nicolas Sarkozy, candidat à la présidentielle, il éclaire la position du politique par un aphorisme cynique de Voltaire : « Il faut mentir comme un diable, non pas timidement,non pas pour un temps, mais hardiment et toujours. » Les classiques sont de précieux atouts ; ainsi Montaigne, ce « vieil ami qu’[il] fréquentai[t] depuis l’adolescence et qui ne [l’]a plus jamais quitté », et dont il a appris que « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ».
Alors lui-même écrit. Rédigeant ses jugements et motivant explicitement ses décisions, contre l’usage. C’est une nécessité, pour établir le cap et le tenir. « Savoir ce qui se passe et comment le monde tourne », affronter le manque de cohérence qui frappe quand le politique parle de justice, avec ou sans recours à l’apport des sciences humaines. Nommé conseiller justice auprès du président de l’Assemblée Raymond Forni, il a « la chance de pouvoir faire passer [s]es idées au plus haut niveau », mais plus encore « la joie de donner un peu plus de sens à tout ce [qu’il] entreprenai[t] ». Expérience brève – sept mois – mais éclairante.
Aujourd’hui en retrait, Serge Portelli observe et commente. Ainsi sur le rappel à l’ordre du ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, par le procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, à propos du viol du secret de l’instruction, il écrit : « Exemple merveilleux ou tragique. » Dans ce livre en éclats et fragments, il reste le champion d’une justice à hauteur d’homme.