Thibault de Ravel d’Esclapon • Dalloz Actualités
Magistrat depuis de nombreuses années, Serge Portelli tente de répondre, à partir de sa propre expérience, à cette question que se pose tout juge, tout le long de sa carrière : qui suis-je pour juger l’autre ? C’est précisément en s’intéressant à « l’autre » avec passion, dans un essai riche de réflexions profondes, qu’il fournit une clef de réponse à cette interrogation fondamentale.
Dans ce court et stimulant petit essai, qu’il est d’ailleurs bien difficile de qualifier quant à sa forme, Serge Portelli pose deux questions fondamentales. Les deux sont liées, même si seule la première fait l’objet du titre de son ouvrage. Qui suis-je pour juger l’autre ? « Une vie peut-elle s’illustrer ? Se résumer ? Se définir ? ». Il y a une étroite corrélation entre les deux et Serge Portelli le sait bien et le démontre : il est impossible de répondre honnêtement à la première interrogation sans prendre en considération la seconde. Il est impossible de résoudre cette équation si difficile pour le juge, celle de sa légitimité intrinsèque à se prononcer sur un autre être humain, sans s’interroger sur sa propre vie. Juger nécessite une introspection sur son être. Et c’est précisément là toute la force de ce beau texte. Serge Portelli ne s’intéresse pas qu’à lui. Il ne verse pas dans l’analyse autocentrée pour tenter de répondre à cette interrogation fondamentale. Tout au contraire, il se tourne vers l’autre, celui qu’il juge. Il s’y intéresse, s’y plonge à fond, de tout son être, et ne peut jamais s’en défaire.
En posant cette question connue – qui suis-je pour juger l’autre ? –, l’auteur part de deux constats. Le premier est un judicieux aveu d’humilité qui légitime la démarche. « Alors autant en rester à soi-même. Éviter de donner des leçons. Ne pas parler de la vie, mais de ce qu’on est supposé connaître le mieux : sa vie » (p. 12). Pas de réponse philosophique de principe sur la fonction de juger, c’est n’est donc pas le propos du livre. C’est en se tournant vers ce qu’il a vu, ce qu’il a vécu, que Serge Portelli entend répondre à la question qu’il pose. Le défi est d’ampleur ; pour autant, il est passionnant. Il y a un second constat, formulé très tôt dans l’ouvrage. En effet, l’on ne peut s’empêcher d’y songer, on ne peut réfléchir à cela, à la grande problématique du livre, sans évoquer cette question sans doute insoluble. Il faut s’insurger – le mot est faible – contre l’horreur du crime. L’on doit être révulsé par ce qui s’est parfois passé. L’auteur le reconnaît lui-même. La rencontre avec certaines victimes s’est révélée un choc. « Étudier le droit ne prépare en rien au recueil de ces récits (ceux des victimes) d’une violence inouïe » (p. 51). « Des mots rares, hésitants, qui s’échappaient si difficilement de la bouche de ces femmes violées ou battues, ou de celle de ses enfants victime de maltraitance ou d’inceste » (ibid.). Lorsqu’il juge, il doit cependant conserver à l’esprit le spectre de la prison. Selon Serge Portelli, il lui aura fallu « une vie pour comprendre ce qu’était la prison ». Or « incarcérer était pourtant une partie du métier. On peut visiter cent fois une cellule, on ne sait pas ce qu’elle est, faute d’y avoir vraiment vécu. Dans ces quelques mètres carrés, parmi l’ennui, les poux, les puces, les cafards et les rats, dans l’accablement ou la révolte, la vie se joue » (p. 15). La tâche est complexe, rendant encore plus ardue la réponse à la question qui revient sans cesse à l’esprit.
Serge Portelli brosse ici le portrait de sa justice. De ses débuts comme magistrat stagiaire au tribunal pour enfant de Créteil, il livre des impressions qui saisissent et interrogent, grâce à ces souvenirs « dans ce palais bringuebalant », face à ces « éclopés de la vie », là où selon ses propres mots, il ne faisait pas du droit mais de la justice (p. 40). À l’écoute de ceux qu’il juge, Serge Portelli se convainc : oui, « tout homme peut changer », parce que lui-même a changé du tout au tout. L’auteur est aussi un magistrat engagé. De ce point de vue, son ouvrage est riche d’enseignement sur les rapports que le pouvoir politique essaie d’entretenir avec le monde judiciaire. À cet égard, son intransigeance louable transparaît des lignes de son court essai. Son rôle en politique, avec cet amendement Ginette, dont il est le porteur, et qui a permis au juge d’ordonner une enquête de personnalité de la victime, est également relaté.
Il faut lire le petit livre de Serge Portelli, lui qui fait preuve, encore une fois, d’un attachement indéfectible à l’autre dans l’exercice de la justice. Sans doute est-il impossible de véritablement répondre à cette question : « qui suis-je pour juger l’autre ? ». Quoique. Serge Portelli n’est certainement pas illégitime dans cet exercice difficile. Pourquoi ? Parce que, comme nombre de ses collègues, il se pose cette autre question tout aussi fondamentale car elle est au cœur de l’acte de juger : « qui est Henri ? ».