Le Matricule des anges • Thierry Cecille
L’œil vivant
De l’Amérique du New Deal au Cuba des années 1980, Martha Gellhorn enquête et témoigne, avec une perspicacité sans faille et une admirable humanité.
Au terme de son existence – et de ces huit cents pages – Martha Gellhorn essaie, modestement, de « formuler une sorte de conclusion » : « Tout au long de ma vie de reporter, j’ai jeté de tout petits galets dans un très grand lac, et je n’ai aucun moyen de savoir si l’un ou l’autre de ces cailloux a causé la moindre vaguelette. Ce n’est d’ailleurs pas à moi de m’en soucier. Ma responsabilité, c’était de fournir cet effort. Écrire est un métier solitaire, mais je ne me sens pas seule. Je fais partie d’une confrérie mondiale d’hommes et de femmes qui s’inquiètent du bien-être de notre planète et de ses habitants les moins protégés. » Nous trouvons bien, dans ces quelques lignes, des mots-clés qui caractérisent le travail comme la personne de ce témoin du siècle : responsabilité, fraternité, attention et souci des plus humbles. Chacun de ces textes, chacune des enquêtes ici rassemblées s’approche en effet au plus près des êtres, dans leur existence fragile et têtue, tentant de rendre compte avec la plus grande justesse – qui alors devient justice – de leurs douleurs ou de leurs espoirs, de leurs luttes, de leur humanité. Ainsi que le remarque Marc Kravetz dans sa riche préface, Martha Gellhorn pratique un « journalisme de terrain » qui sait être à la fois un « un journalisme de parti pris » mais « sans pour autant être un journalisme partisan ».
Née en 1908, elle débarque à Paris en 1930, un peu sur un coup de tête, « grain de sable plein d’une joyeuse confiance, dans la tempête qui se levait ». Elle y écrit ses premiers articles puis retourne aux États-Unis, où elle va mener des enquêtes pour la FERA, organisme chargé de l’aide aux chômeurs au moment du New Deal. En 1936, elle part pour l’Espagne où, dans Madrid assiégée, elle retrouve Hemingway – qu’elle va épouser. Elle devient ensuite une des reporters de guerre les plus célèbres : publié en 1959, La Guerre de face, recueil de ses reportages, rencontre le succès. Mais c’est bien plus tardivement, en 1989, qu’elle constitue cet autre volume que les Éditions du Sonneur nous permettent de découvrir, après avoir déjà publié Mes saisons en enfer et J’ai vu la misère. Le Monde sur le vif se présente comme une anthologie personnelle : Martha Gellhorn y rassemble, pour chaque décennie, des années 30 aux années 80, un choix de textes suivi chaque fois de quelques pages de commentaire autobiographique – « afin que le lecteur puisse découvrir les articles par lui-même, tranquillement, avant de me voir débarquer avec mes explications ».
Nous nous engageons alors dans un voyage à travers l’Histoire et l’espace, avec pour guide une voix inimitable, aux inflexions variées, Martha Gellhorn passant – et parfois dans la même page – de la commisération à l’humour, de l’indignation à la satire, de l’admiration à la colère. Certains sujets sont plus légers que d’autres, certaines scènes plus marquantes – mais jamais notre attention ne faiblit car jamais l’écriture ne fléchit. Les portraits sont vifs et nets, qu’il s’agisse de Joseph McCarthy se ridiculisant par un lapsus révélateur ou d’Adolf Eichmann, « petit homme au cou très fin, avec les épaules hautes, des yeux étrangement reptiliens, des traits anguleux, une chevelure brune dégarnie ». À Rome, en 1949, alors que déjà les touristes reviennent, elle s’intéresse, elle, aux orphelins, bâtards des soldats étrangers : « Les enfants aveugles sont très calmes. Les petits estropiés les guident et leur décrivent ce qu’ils voient. […] Un petit garçon vous dira que sa main lui fait mal alors qu’il n’en a plus ; une petite fille se plaindra de douleurs dans un pied amputé ; l’humidité et la pluie dépriment les aveugles. » Lorsqu’elle se retrouve parmi les mineurs anglais qui luttent contre Margaret Thatcher, elle sait, par la rapide description d’un geste ou d’un vêtement, révéler la détresse ou la volonté de préserver sa dignité. Les dialogues sont également d’une grande efficacité : nous entendons, à ses côtés, les discussions échevelées de ces jeunes Polonais dont le communisme ne parvient pas à éteindre l’ardeur ni l’intelligence – ou les plaintes retenues des mères palestiniennes dans les camps de l’UNRWA.
Certaines phrases, enfin, résonnent aujourd’hui curieusement, fortement – comme si nous les lisions dans le journal du jour ou sur notre page Facebook. Ainsi de la Palestine : « La bande de Gaza n’est pas un enfer, ni un désastre flagrant. La réalité est bien pire : c’est une prison ». Ainsi des chômeurs, où qu’ils soient : « Et les voilà forcés, pour une raison qui les dépasse, à devenir des mendiants demandant la charité, ils se retrouvent obligés de répondre aux questions d’étrangers, et soumis à toutes les misères et les humiliations liées à l’indigence. Leur fierté meurt, mais non sans d’horribles souffrances. »