Éric Chevillard, Le Monde
Aujourd’hui, le fils ou la fille d’une célébrité est un enfant béni des dieux. Il naît coiffé d’une auréole de flashs qu’il ne quittera plus, et les fées penchées sur son berceau lui promettent un oscar, un mariage princier et l’adulation des foules. Le monde s’ouvrira comme un abricot sur son passage. Tout lui sera dû. La gloire de ses parents est son premier hochet. Nulle révolution ne semble devoir menacer ces nouvelles dynasties régnantes. Le bon peuple consacre chaque rejeton comme l’héritier légitime du trône. Certes, nous entendrons parfois le dauphin se plaindre du poids de cette ascendance sur un plateau de télévision mais, avec un talent égal ou inférieur à celui de tant de prétendants roturiers exposés aux désillusions brutales, nourris de couleuvres et de vache enragée, il n’a pourtant que cette peine de se faire un prénom. Voici un ascenseur social qui ne marche que dans les palaces et dont le liftier est plutôt un videur appointé par les VIP.
Fut un temps où la condition de « fils de » était plus amère. On s’en convaincra aisément en lisant le passionnant récit de Nicolas Cavaillès, Les Huit Enfants Schumann, qui relate le destin de la progéniture du compositeur Robert Schumann (1810-1856) et de sa femme, Clara, pianiste réputée elle aussi. Qu’auront-ils connu, ces enfants du génie, quatre garçons et quatre filles ? L’insatisfaction, le renoncement, l’ennui, la solitude, la maladie et la mortification de tous leurs élans dans l’ombre d’un père aimant mais torturé par les tourments de la création, de l’angoisse et de la démence : « Tous hurlèrent et pleurèrent pour leur père, à sa place à lui, l’adulte pénitent réduit à verser sur l’enfance perdue des larmes musicales. »
Nicolas Cavaillès les convoque par ordre de disparition, ce qui brouille opportunément la chronologie biographique ordinaire, bien peu adaptée à l’existence rien moins que linéaire du compositeur, et qui donne une plus juste idée de ce que fut cette famille, dominée par la figure altière et sans merci de Clara. Le couple Schumann, forgé dans l’adversité et malgré l’inimitié du père de celle-ci, lutta « non sans mal, jour après jour, pour défendre contre les devoirs ménagers et leur accablante routine ses compositions à lui (…) et le jeu de Clara ». Et en effet, comme le fit un jour remarquer l’aphoriste Olivier Hervy, le poète maudit n’est pas l’artiste solitaire qui se chauffe à la bougie et à l’absinthe dans la solitude de sa mansarde, mais bien le père de famille chargé d’enfants qui cherche dans ces turbulences un recoin où travailler en paix.
Robert Schumann, cependant, aima ses enfants, il leur dédia des pièces musicales délicates, il s’émerveilla, avant que la folie ne le condamne à l’asile, de les voir vivre et grandir autour de lui. Comme l’écrit Nicolas Cavaillès, dans un style à la fois lyrique et précis qui rend justice aussi bien au romantisme du musicien qu’à la nécessaire rigueur du compositeur, « quand (…) il sombrait dans un vertige d’effroi si intense que tout en devenait irréel, les enfants, dans leur prodigieuse énergie et leur innocence, constituaient la dernière réalité à quoi s’accrocher ».
Serait-ce pour demeurer ce contrepoids indispensable à l’équilibre d’un père précocement menacé par la démence que la plupart de ses enfants se condamnèrent à une existence médiocre, effacée, confinée ? Même Marie et Elise, bonnes pianistes, ne firent, semble-t-il, qu’effleurer la musique du bout des doigts. Et Félix, aspirant poète vite découragé par sa mère, n’eut d’autre choix que de mourir à 25 ans : « Son errance de tuberculeux dans la grande beauté italienne ou dans l’isolement éthéré des sanatoriums constitua le sommet de sa destinée romantique. » C’est peu de dire que tout ne fut pas que musique dans la vie des Schumann : « Seize mois perdus dans un chaos de bruit sourd et un silence angoissant », voilà même à quoi se résumera l’existence d’Émile, quatrième enfant de la fratrie.
Quelques-uns de ses membres pourtant se distinguent : Julie en particulier, diaphane héroïne romantique, un temps aimée de Brahms et qui convola finalement avec un comte italien, avant tout sans doute pour respirer plus largement, malgré ses poumons de phtisique, hors de l’ambiance familiale. Loin surtout de Clara, qui « ne perçut peut-être jamais les enfants que comme des adultes de petite taille », et balançait entre le besoin de les asservir et la tentation de se débarrasser d’eux en les confiant à des pensionnats ou à des proches qui ne le soient pas trop. Marie, l’aînée, demeura toute sa vie auprès d’elle et l’assista dans ses tâches, tout à la fois aide ménagère et secrétaire. Les enfants s’entendirent tous pour élever « la folie de Robert au statut de tabou familial » à la suite de leur mère ; celle-ci transcrivit certaines pièces de l’auteur des Scènes d’enfants avec un souci de simplification que Nicolas Cavaillès tient pour « une forme de censure de l’hybris souvent chaotique du compositeur ».
Portrait en creux de Schumann lui-même dont toutes ces ombres accusent le relief tourmenté, ce beau récit célèbre aussi la musique quand elle n’était pas encore une « arme d’abrutissement de masse » mais ne « s’adressait qu’aux solitudes ».