Aliette Armel, L’Obs
La postérité littéraire de Pierre Michon est assurée. Amateurs de Vies minuscules arrachées à l’oubli de l’Histoire, d’écriture aiguisée et tendue sur le fil du langage, de plongée au cœur de notre « océan d’intranquillité » à travers le dépassement de l’échec d’écrire tout autant que de vivre, soyez rassurés ! Nicolas Cavaillès creuse son propre sillon.
Ses textes courts (70 pages) sont tellement inclassables qu’ils troublent jusqu’aux Académies : sélectionné pour le Goncourt du Premier Roman en 2014, sa Vie de monsieur Leguat a finalement obtenu le Goncourt de la Nouvelle.
Nicolas Cavaillès s’attache à la lutte menée « contre la fadeur de l’existence » par les baleines s’obstinant à sauter hors de l’eau (Pourquoi le saut des baleines, Éditions du Sonneur et prix des Gens de mer 2015) ou par les membres de la fratrie issue de Robert et Clara Schumann (Les Huit Enfants Schumann, Éditions du Sonneur, 2016) voués à la « solitude inconsolable » et à l’écrasement par le « sentiment du néant » qu’ils ont reçus en héritage.
Nicolas Cavaillès interroge ce qui « appartient aussi bien à l’humanité » dans des destins individuels tellement improbables qu’ils auraient dû ne jamais sortir de l’oubli. Ainsi François Leguat, gentilhomme huguenot du XVIIe siècle s’est-il forgé, sans le vouloir, « un bien précieux : une histoire ». À travers son périple au-delà de l’océan, son naufrage sur l’île d’Éden, sa confrontation à l’injustice à l’île Maurice et son existence d’homme marié sur le tard (soixante-dix ans) dans les bas-fonds de Londres, François Leguat a préservé sa liberté, jusqu’à sa mort à 96 ans, et il fait désormais figure de modèle : « Lui qui a partout pris soin de vivre avec humilité reste ainsi un modèle à suivre, pour ceux qui veulent jusques à la mort maintenir la pureté de l’ailleurs. »
Pousser le langage jusqu’à l’épure, densifier les phrases pour en resserrer le sens, ne conserver que l’essentiel des événements et l’essence des sensations et des sentiments, mener le récit au rythme des décennies plutôt que des jours qui s’étirent : Nicolas Cavaillès est un orfèvre de l’écriture. Mais sa quête ne s’arrête pas là : il entraîne son lecteur dans l’exploration des réflexions scientifiques et philosophiques suscitées par le mystère du saut des baleines ; il lui fait partager son grand respect pour la force de résistance de Leguat, pour la persistance de son altruisme et pour son inépuisable optimisme ; il conclut son thrène sur le destin des enfants Schumann en les rapprochant des « enfants sauvages » et en nous invitant à une prise de conscience qui pourrait être salvatrice : « Ainsi nourrissons-nous au fond de nous-mêmes, nous autres excroissances que l’on appelle adultes, à la fois l’obscur regret de notre animalité originelle, et une méconnaissance amère et lâche de cette créature aux mille visages et aux mille souffrances, muette et polymorphe, malléable et non moins fugitive, que l’on appelle enfant. »