Kent Nerburn, longtemps implanté dans le Minnesota et acteur essentiel du dialogue entre Amérindiens et Blancs aux États-Unis, a écrit Ni loup ni chien en 1994. Les éditions du Sonneur ont eu l’excellente idée de publier une traduction de ce livre, à la fois road trip et récit initiatique, qui va au cœur de l’histoire et de la spiritualité amérindiennes. Comme l’indique le sous-titre original, « On Forgotten Roads with an Indian Elder », c’est un voyage sur des routes oubliées du Dakota du Sud en compagnie d’un Indien octogénaire, au cœur de l’Amérique, entre mont Rushmore et Wounded Knee.
Tout commence par un coup de téléphone. Une jeune femme demande à Nerburn de venir rencontrer son grand-père, qui a un projet de livre. Il rencontre Dan, un Indien lakota, avec qui il se met d’accord pour mettre en forme les notes éparses que le vieil homme a écrites. Le résultat ne satisfait pas Dan et le projet prend une nouvelle dimension pour devenir à la fois un voyage initiatique pour Nerburn et un pèlerinage à Wounded Knee. Un ami de Dan, Grover, est le chauffeur intrépide de cette excursion, « un capitaine, fendant la mer de prairies ». Le quatrième passager est une vieille chienne, Fatback. « J’eus soudain une vision de nous quatre en train de dériver sur une mer intérieure dans une espèce d’Odyssée des Grandes Plaines : le vieux prophète, le navigateur, le scribe, et un chœur canin surréaliste faisant des commentaires dans le fond. » Dan a lu le premier livre de Nerburn, sur les Ojibwés de Red Lake, qui l’a convaincu de faire appel à lui, mais il souhaite que le livre contienne ses mots, si bien que Nerburn enregistre les paroles de l’ancien. Pour autant, l’écrivain n’est pas un simple scribe ; il est sans cesse sollicité par le vieil Indien qui tient à s’assurer que ce Blanc comprend réellement ce qu’il dit. La parole de Dan, ce sont ce qu’il appelle de « petits discours », mais c’est aussi un dialogue, la forme la plus satisfaisante pour jeter un pont entre la façon de voir des Amérindiens et celle des Blancs.
Nerburn se plie aux demandes de ses compagnons de route, apprend à suivre leur rythme, doit composer avec leurs humeurs et avec ce que Dan choisit ou non de révéler. Il découvre des choses qu’il ne lui a jamais dites en discutant avec la famille du vieil homme. Dan évoque à peine ses années de pensionnat ; c’est sa petite-fille, Wenonah, qui parle à Nerburn des mauvais traitements et des punitions qu’il y a subis. Il ne parle pas de sa femme et très peu de son fils décédé ; c’est son entourage qui précise les choses. Pour Nerburn, c’est l’apprentissage d’une approche qui laisse venir, un peu comme dans les scènes en pleine nature : selon Dan, si un humain voit un bison, c’est que l’animal choisit de se montrer à cet œil humain. Bien des naturalistes amateurs, comme l’Écossaise Kathleen Jamie ou la Française Claudie Hunzinger, décrivent des expériences similaires : un animal sauvage se donnant à voir à une personne qui n’a rien demandé. Il faut à Nerburn de la patience mais aussi une forme de lâcher-prise pour voir et savoir ce que voit et sait le vieil Indien. Seule une forme de proximité respectueuse lui permet d’y parvenir. L’auteur suisse Kim Pasche, qui vit en trappeur dans le Yukon, le formule ainsi dans l’avant-propos : « C’est, par essence, ce dont il est question dans ce fabuleux récit, Ni loup ni chien, que nous offre Kent Nerburn : la possibilité qu’ont les êtres de s’abandonner aux mouvements de la vie et de s’en émouvoir plutôt que de vouloir les contrôler. »
L’entreprise dans laquelle se lance Kent Nerburn est un exercice de funambule : faire entendre les paroles de Dan et faire comprendre sa vision du monde, mais sans déformer tout cela, même si c’est lui qui écrit. Il n’a jamais été question de faire un livre d’anthropologie, ni un énième opus vantant la sagesse ancestrale des Premières Nations, formes qui éveillent la méfiance de nombreuses personnes dont Nerburn croise le chemin. L’écrit lui-même n’est pas dans les usages traditionnels amérindiens, même si, au moment où le livre paraît aux États-Unis (dans les années 1990), la publication de livres d’auteurs amérindiens n’est plus une rareté. Dan est un orateur, il manie le dialogue avec l’habileté d’un Socrate, il a trouvé en Nerburn, dont il apprécie l’honnêteté, la bonne personne pour écrire.
Le vieil homme parle peu de sa propre vie mais transmet la mémoire des siens ; le titre Ni loup ni chien vient de Sitting Bull, pour qui les Indiens des agences, intermédiaires au service du gouvernement états-unien, ne sont « ni des guerriers rouges ni des fermiers bancs. Ils ne sont ni loup ni chien ». Convaincu qu’il possède le don de comprendre deux visions du monde, connaissant les mots de Sitting Bull comme ceux de Lincoln, Dan livre les réflexions que la fréquentation des Blancs lui a inspirées ; « le monde est plein de gens qui disent qu’ils sont en partie indiens. Généralement, ils diront que c’était leur grand-mère ou leur arrière-grand-mère. C’est jamais un grand-père. Faut pas qu’il y ait d’homme indien dans tes ancêtres. Il aurait pu avoir un tomahawk ou un truc du genre ». Le vieil homme ne manque pas d’humour, mais il y a aussi de la colère en lui, et il faut lire le livre de bout en bout pour comprendre les tenants et les aboutissants de son histoire, mêlée à celle de l’Amérique. « Si un Blanc est avec une femme indienne, ça peut à la limite aller. C’est comme ça qu’ils aiment que ce soit dans les films. Mais si un Indien est avec une femme blanche, c’est qu’elle doit avoir un problème pour choisir d’être avec un de « ces gens-là ». Je pense que ça a quelque chose à voir avec la Conquête. L’homme blanc doit avoir le contrôle. Si un homme d’une couleur différente contrôle une femme blanche, soit un truc cloche chez elle, soit c’est lui qui a une mauvaise intention. C’est une captive ou une renégate. Je veux dire, pourquoi une Blanche décente aurait envie d’être avec un Indien ? » Constat amer pour cet homme qui, Nerburn finit par le découvrir, a eu un fils (mort dans des circonstances jamais tirées au clair) avec une femme blanche dont il ne parle jamais.
Arrière-grand-père, Dan veut faire comprendre à Nerburn (et aux lecteurs en général) quelque chose sur l’appartenance : « T’as un Indien dans ta lignée, et t’es indien si tu le veux. Pour le peuple blanc, il faut toute une lignée que de Blancs pour être un Blanc. Un seul ancêtre pas blanc et l’enfant est un éternel étranger. Nous, on a juste besoin d’un Indien pour être indien. Tu vois ce que je veux dire ? » L’un de ses arrière-petits-enfants, Eugene, pour être blond, n’en est pas moins indien. On pense à un personnage imaginé par Hugo Pratt dans le bassin amazonien (« Fables et grands-pères » dans Corto toujours un peu plus loin) : le petit Tutazua a un père blanc et une mère jivaro et ses deux grands-pères le cherchent. Son grand-père Marangoué le sauve d’un esclavagiste au péril de sa vie. Son autre grand-père, le docteur Stone, bien que décontenancé par ce « petit Indien tatoué » et par l’inexplicable survie de Marangoué, soigne ce dernier et recueille l’enfant. Dan se moque de Nerburn qui semble plus à l’aise avec le petit Eugene qu’avec les autres enfants, oubliant peut-être un peu vite que l’écrivain vit éloigné de sa femme et de ses enfants tout le temps où il entreprend le travail d’écriture avec lui. La figure de son fils, plus ou moins mêlée à celle d’Eugene, est au cœur de son expérience nocturne à Wounded Knee : la peur de perdre son fils le lie intimement à Dan, qui a perdu le sien, et aux Lakotas dont les enfants sont morts de faim ou de froid. Cette peur peut donner l’impression que Nerburn ramène tout à lui, ou sembler ridicule quand rien ne menace sa famille, mais elle est le symptôme d’un attachement parent-enfant qui traverse les époques, les lieux, les identités.
C’est un livre sur la difficulté d’être un Indien dans l’Amérique contemporaine : Dan n’est pas du genre à se plaindre, mais à travers lui s’exprime la lassitude de nombreux hommes. Sa petite-fille Danelle ne dit pas autre chose et affirme qu’il est temps pour les femmes de prendre le relais : « Les hommes sont fatigués. Ils se sont battus pendant presque deux cents ans. Maintenant, c’est notre tour. […] Les hommes ne peuvent plus chasser le bison dorénavant. Mais nous pouvons toujours cuisiner, coudre et mettre en pratique les vieilles traditions. Nous pouvons toujours nourrir les vieilles personnes et rendre leurs journées douces. Nous pouvons éduquer les enfants. Nos hommes sont peut-être vaincus, mais le cœur des femmes est encore fort. » On pourrait avoir l’impression que le livre de Nerburn est une histoire d’hommes, dans une certaine tradition américaine du road-trip, mais ce serait une erreur de penser qu’il n’y a pas de place pour les femmes. D’ailleurs, par la suite, Nerburn a cherché la trace de la sœur de Dan ; il le raconte dans The Girl Who Sang to the Buffalo (2013).
L’histoire pour Dan n’est pas une affaire de dates, mais de transmission : « Maintenant, je vais parler d’Abraham Lincoln, reprit-il. […] Pourquoi vous ne dites pas qu’il est toujours vivant aujourd’hui dans le cœur de votre peuple ? Pourquoi vous n’enseignez pas votre histoire de façon que vos enfants le maintiennent en vie dans leur cœur et rendent cela plus important que le fait de connaître sa taille ou son lieu de naissance ? Vous apprenez à vos enfants qu’Abraham Lincoln a libéré les esclaves. Pourquoi vous ne leur apprenez pas qu’il a fait de vous tous des libérateurs d’esclaves, et que vous êtes ses enfants et devez défendre son honneur ? » Nerburn répond : « C’est ce qu’on fait. » Mais la façon d’entretenir la mémoire est très différente ; pour quelqu’un comme Dan, la mémoire a quelque chose de sacré. Dès lors, si Jésus est considéré comme vivant, pourquoi pas Lincoln ? Il est donc aussi question de spiritualité dans ces pages. L’ancien considère que les Blancs ont perdu le sens du sacré (wakan), que la recherche de l’exactitude et plus encore celle du profit matériel ont contribué à les en éloigner. Certains cherchent à le retrouver grâce à la spiritualité amérindienne, laquelle n’a rien à voir avec l’acquisition de quelques colifichets. On retrouve un état d’esprit proche de celui d’une autre personne des Premières Nations, de l’autre côté des Grands Lacs d’Amérique du Nord, An Antane Kapesh : il y a des choses qui ne s’achètent pas. Dan emmène Kent Nerburn dans un lieu de mort, Wounded Knee, qui commémore l’un des massacres les plus emblématiques des guerres entre Blancs et Indiens à la fin du dix-neuvième siècle : des centaines de morts, y compris des femmes, des enfants, des personnes âgées. Dan et Nerburn y passent une nuit de prières et de visions. Le vieil homme continue de s’interroger sur le sort des peuples amérindiens : « Mon peuple doit se tenir comme une ombre pour vous rappeler vos échecs. […] Peut-être que c’est nous qui sommes les vrais fils et filles de Dieu, lui qui a dû mourir sur la croix de vos peurs et de votre avidité pour que vous puissiez être sauvés de vous-mêmes ».
La force de l’écrivain dans ce projet et dans ce livre est de se plier aux usages de ceux qui lui servent de guides sans chercher à devenir l’un d’eux, de recueillir un savoir avec la conscience d’être « sûrement la chose qu’[il craint] le plus : un autre Blanc bien intentionné qui va finir par faire du mal ». Dan et Nerburn sont l’un et l’autre convaincus de l’importance de la langue et du choix des mots. Dan a trop entendu ceux de son peuple décrits comme des « sauvages » pour ne pas être méfiant envers l’anglais ; si l’enseignement de l’histoire aux États-Unis ne nie plus l’existence des civilisations amérindiennes (cela pouvait être le cas à l’époque de la parution du livre, il y a trente ans), la place accordée aux Amérindiens dans les cours d’histoire, particulièrement dans l’histoire récente, demeure souvent marginale. Nerburn, auditeur avisé, entend des Blancs parler de « nègres des prairies » en voyant un couple d’Indiens alcooliques, perçoit de plus en plus finement les nuances de la pensée de Dan (et de son humeur). Il fait une place à la façon dont les choses résonnent en lui, ne craignant pas d’ajouter ici ou là ses références culturelles (l’Odyssée, la Bible, Bach, Auschwitz), mais aussi une place aux silences et aux non-dits, même si parfois il parle encore trop aux yeux du vieil Indien. Le lecteur referme le livre, pas nécessairement plus sage ou plus humble qu’avant, mais peut-être plus enclin à voir les choses d’un autre œil.