T. G., Revue Place publique
Le 6 juin 1915, le lieutenant Désiré Lecœur conquiert une tranchée à la tête de sa compagnie quand une balle lui entre dans l’œil droit et ressort par le gauche. L’aveugle ne capitule pas devant le sort. Il apprend le braille ; à force de courage et d’ingéniosité, il parvient à reprendre son métier d’instituteur à Saint-Brévin, puis à Nantes où il devient le directeur de l’école de la rue des Poilus. La retraite venue, il s’essaie à l’esperanto, langue commune, promesse d’une paix perpétuelle.
Le 6 juin 1940, le maréchal des logis François Lecœur reçoit une rafale de mitrailleuse en pleine tête, non loin de Soissons. François est le fils de Désiré. Journaliste à Paris, il avait publié peu avant la guerre un premier roman chez Denoël, couronné d’un certain succès. Trois mois avant de tomber lors de la débâcle, il avait aussi fait un enfant à Marianne, sa femme.
Le 1er novembre 1960, Jean Lecœur est sorti de la prison militaire du camp Gallieni, à Fréjus. Il ne déserte pas, mais ne tirera pas un seul coup de feu en Algérie. Il est le fils de François, le père jamais vu, jamais touché, jamais embrassé.
Écrit à la première personne, d’une langue souple, sans le moindre pathos, et même avec pas mal d’autodérision, ce court roman conte la difficulté de vivre à l’ombre des morts : ce grand-père qui fut une sorte de saint laïque, ce père qui peut-être serait devenu l’écrivain célèbre que le fils rêve de devenir. Car Jean écrit, même si ses modestes droits d’auteur de l’année, claqués en une soirée, lui permettent tout juste d’offrir rhum et champagne à une troublante créature de rencontre.
Ce que disent les morts et les vivants a une portée très générale vers quoi le tire le préfacier Alberto Manguel : « Selon nos mesquines notions du temps, seuls sont présents ceux qui habitent notre présent, et les morts sont poussière sur la route derrière nous. » Or, « ce que nous appelons notre individualité consiste en un composite des réflexions, échos, interrogations et jugements que font pleuvoir sur nous des fantômes passés et présents. » Bref, « Rimbaud se trompait : je n’est pas un autre ; je est des autres. »
Mais c’est un roman très précisément situé dans une portion de siècle où la guerre fut l’horizon d’attente commun à deux générations puis à une troisième, partie se battre en Algérie. Le subtil va-et-vient entre aujourd’hui, hier et avant-hier auquel se livre tout le livre permet de mesurer le bouleversement des valeurs dont les guerres furent porteuses : « Hélas, je ne suis pas comme mon aïeul, je n’éprouve qu’un amour mesuré pour l’espèce humain », confesse le narrateur. Désiré croit à la der’ des der’, à la défaite des barbares, il ne pense pas « comme moi qu’il est un petit bonhomme coincé entre un monde peu enviable en train de disparaître et un monde naissant déjà pire. » Le petit-fils a sur le grand-père l’avantage de connaître la suite de l’histoire, la faiblesse de se replier sur des espérances et des bonheurs privés : le prochain livre, la peau d’une femme, le rosé de Bandol… Il est l’enfant de son époque autant que le descendant d’une lignée.
Tout laisse à croire que le narrateur, Jean Lecœur, et l’écrivain, Jean-Marie Dallet, ont plus d’un point commun. Il existe en effet, boulevard des Poilus à Nantes tout comme à Saint-Brévin, une école François-Dallet. Mais que disent encore aux vivants le nom de ce mort ?