Claro, Le Clavier Cannibale
L’essai de Jamie James — Rimbaud à Java — que viennent de publier les Éditions du Sonneur est de l’ordre de l’enchantement. Non seulement l’auteur s’attache à un épisode obscur de la vie du poète, qui après s’être engagé dans l’armée coloniale hollandaise embarqua pour Java puis déserta, mais il parvient, en l’absence de documents de première main rimbaldienne, à nous restituer ce hiatus biographique avec une exactitude cristalline. Se fondant sur des témoignages, des récits, des descriptions du Java du dernier quart du dix-neuvième siècle, James reconstitue, sans jamais délirer dans l’extrapolation, la matérialité synesthésique de cette île indonésienne où, attiré par le gain ou la simple soif d’ailleurs, l’auteur du Bateau ivre s’en alla échouer. Mais bien sûr, James ne fait pas que cela. Il nous retrace la vie du poète avant cette étrange escale, et ce avec une placidité et une subtilité qui au début déconcertent puis intriguent et enfin ravissent. Jamais il ne s’emballe au point de chausser, à pointure amoindrie, les semelles de vent du jeune fugitif. Plutôt, il l’accompagne à son rythme, le précède même afin de camper le décor, riche et documenté, qu’il lui faudra traverser.
James aurait pu faire de cette parenthèse indonésienne un insupportable roman où le lacunaire se laisse honteusement occupé par l’imaginaire, où la reconstitution se vautre sur la paillasse de l’ignorance, et où la spéculation se met à danser la danse du ridicule. Il a d’ailleurs tenté l’aventure avant de se raviser, conscient que faire de Rimbaud un personnage de roman serait gâter le fruit unique dont il traquait l’intime maturation. Il a donc renoncé à son projet romanesque et préféré prendre la plume de l’ami enquêteur, en procédant par cercles et nappes de plus en plus vastes, jusqu’à ce que son essai s’ouvre aux leurres et aux lignes de fuite de l’échappée orientaliste.
On lira donc son Rimbaud à Java comme le récit d’un déserteur, mais d’un déserteur qui ne déserta pas que les rangs d’une armée brouillonne, composée d’éthyliques pioupious, puisque, si désertion il y eut pour Rimbaud, il faut l’étendre à plus d’un champ, et la laisser rayonner dans son mystère. […] On peut ainsi se demander s’il n’existerait pas, pour chaque écrivain, un point Rimbaud (un peu comme on dit un point Godwin), et qui serait ce moment où l’écrivain sait qu’écrire n’est plus de mise, plus comme ça, parce que les pages écrites ont d’elles-mêmes effacé toutes les traces et qu’il est temps de se décaler autrement dans le monde. Un point non de rupture mais d’effacement. Un « would prefer not to » qui prend son envol pour s’en aller fricoter avec d’autres acquiescements.
Il convient enfin de saluer la traduction d’Anne-Sylvie Homassel, par ailleurs écrivaine, traduction qui est un modèle de perfection, de grâce et d’empathie, à la fois transparente et charpentée. On le sait, l’essai-récit est un exercice hautement périlleux pour le traducteur ou la traductrice, et ce Rimbaud à Java est une merveille du genre à cet égard.