Le Journal de la philo • Géraldine Mosna-Savoye
Pourquoi ne pas savoir que l’on ne sait pas a des vertus
Contre les algorithmes qui modélisent nos comportements et nos goûts, l’écrivain Mark Forsyth prône l’inconnu et nous enjoint à cultiver cette position d’ignorance où l’on ne sait pas que l’on ne sait pas !
L’auteur du petit livre Incognita Incognita ou le plaisir de trouver ce qu’on ne cherchait pas, Mark Forsyth, est un écrivain-étymologiste fatigué des commandes de livres faites sur Internet où il suffit d’entrer le titre de l’ouvrage pour le recevoir quelques jours plus tard. Car ce pour quoi il plaide, c’est, au contraire, « le plaisir de trouver ce qu’on ne cherchait pas ».
On pourrait lui rétorquer que le fait de cliquer de liens en liens nous mène parfois en des terres inconnues ou qu’il existe des recommandations que l’on n’attendait pas, suite à nos propres achats sur le web (du type : si vous avez acheté ça, vous aimerez ça), mais Mark Forsyth va plus loin : contre la prévisibilité, les réseaux et la modélisation, il prône une position d’ignorance, où l’on ne sait pas que l’on ne sait pas…
Les livres qu’on a lus, les livres qu’on n’a pas lus et les livres qu’on ne connaît même pas…
Dans la vie, il y a trois types de livres selon Mark Forsyth : les livres qu’on a lus et qu’évidemment on connaît, les livres que l’on n’a pas lus mais que l’on connaît quand même, c’est le cas de la plupart des classiques comme Guerre et Paix de Tolstoï dont on a entendu parlé mais jamais eu l’envie, l’occasion ou la force d’ouvrir, et enfin, il y a les livres que l’on n’a pas lus car précisément on ne les connaît pas !
Ne pas avoir lu ce qu’on ne connaît pas, cette affirmation peut vous paraître absurde, tellement évidente qu’elle en devient absurde… Bien sûr que l’on sait que l’on ne sait pas tout… et pourtant, le propos ici va plus loin car il ne s’agit pas de reprendre la célèbre maxime de Socrate : « Je sais que je ne sais rien », il s’agit de dire : « Je ne sais pas que je ne sais pas. »
Comme par exemple : je ne sais pas que je dois ou peux lire tel ou tel livre car je ne sais pas que tel ou tel livre existe. Oui, je peux dire que je sais que je n’ai pas lu Tolstoï, car je connais Tolstoï, mais que dire de tous ces auteurs et donc de tous ces livres dont je n’ai pas la moindre idée ?
Et plus largement, que dire de toutes ces choses que je ne sais pas, et que je ne sais pas que je ne sais pas qu’elles existent ? Si je fais une recherche pour les trouver, c’est que je sais déjà qu’elles existent. Mais comment faire pour cultiver l’ignorance, pour trouver des choses qu’on ne cherchait pas ?
Comment cultiver une attitude d’ignorance ?
Dans la suite de son ouvrage, Mark Forsyth évoque ces livres qui évoquent précisément cette part d’inconnu, qui repose sur des accidents, des découvertes. C’est par exemple le cas des romans d’amour ou de toute histoire romantique : que serait Orgueil et Préjugés si l’héroïne Elizabeth Bennett savait tout de suite qui était vraiment M. Darcy, il n’y aurait aucun suspense, ou si, à l’inverse, elle ne savait jamais qui était vraiment M. Darcy, il n’y aurait jamais de rencontre, jamais d’histoire, jamais d’amour. Telle est la position que défend ce livre : il ne s’agit pas de défendre l’ignorance pour elle-même, de s’y vautrer, de s’y complaire. Il s’agit de s’y vautrer mais pour avoir le plaisir d’en être tiré, arraché, pour avoir le plaisir d’apprendre, de découvrir, d’être surpris, il s’agit donc de s’y complaire jusqu’à un certain point. Plus que cultiver l’ignorance pour elle-même, il s’agit de cultiver une attitude d’ignorance qui nous rend disponible à l’inconnu, à connaître enfin l’inconnu…Dans Au cœur des ténèbres, Joseph Conrad exprime exactement l’idée de ce texte : comment l’inconnu fait rêver, comment ces taches blanches peuvent être attrayantes… alors même qu’on ne les connaît pas. C’est ce qui se passe avec un livre qu’on feuillette en librairie, on l’ouvre et on tombe sur une phrase qui nous interpelle, éveille notre curiosité. C’est ce qui se passe avec l’amour, c’est ce qui se passe avec toute chose que l’on apprend. Ne pas savoir que l’on ne sait pas est peut-être une idée évidente, mais pas si simple que ça à connaître et à accepter.
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