Gilles Heuré, Télérama
En 1925, Vladimir Maïakovski se rend aux États-Unis, fait escale à Cuba puis visite le Mexique, avant de découvrir l’immensité de la ville de New York et son impressionnant brassage de nationalités. Les éditions du Sonneur viennent de publier le récit de son périple, traduit pour la première fois en français.
C’est en 1925 que Vladimir Maïakovski (1893-1930) se rend aux États-Unis pour une série de conférences. Première escale : La Havane. Voyageant en première, il obtient l’autorisation de descendre et fait la connaissance du climat tropical : « C’est quoi la pluie ? De l’air avec un film d’eau. Sous les tropiques, la pluie c’est un torrent d’eau avec un film d’air ». Au Mexique, l’étonnement porte sur d’autres sujets comme l’armée : « L’armée mexicaine est fascinante. Personne, pas même le ministre des Armées, ne sait combien de soldats compte le pays. Les soldats dépendent des généraux. Si le général est favorable au président, il se vante d’avoir dix mille soldats quand il en a mille. Quand il a reçu le nécessaire pour dix mille soldats, il vend la nourriture et les munitions des neuf mille qu’il n’a pas. Si le général est contre le président, il se targue d’en avoir mille, et au moment opportun, il en envoie dix mille se battre. » Cela explique sans doute la régularité avec laquelle les régimes sont renversés et pour des motifs qui ne sont guère politiques : « Le révolutionnaire mexicain, c’est celui qui, armes en mains, renverse le pouvoir, quel qu’il soit, peu importe. Et comme au Mexique tout le monde a renversé, renverse ou veut renverser le pouvoir, tout le monde est révolutionnaire. »
Le melting-pot new-yorkais
Changement de décor et de rythme quand il arrive aux État-Unis. Après les multiples formalités administratives dont il ne se dépêtre qu’à grand peine après avoir versé 500 dollars de caution pour un visa de touriste de six mois, voilà le poète dans le grand pays du dollar et de la signalétique. Il est ahuri par le nombre de bandes blanches qui délimitent le passage des piétons, par la puissance des compagnies de chemin de fer dont la concurrence est moins destinée à servir les passagers qu’à faire des bénéfices. Par la hauteur des buildings aussi puisqu’en train, il faut coller la joue contre la vitre pour tenter, en vain, de voir le sommet des immeubles. Mais les gares l’éblouissent : « D’un point de vue visuel et urbanistique, elles offrent l’une des images les plus impérieuses du monde. » Tout est grand et singulier dans cet étrange pays : les interstices qui séparent les immeubles, le vent qui « s’enfuit impuni, indompté sur des kilomètres le long de la dizaine d’avenues qui découpent Manhattan » ; la facilité avec laquelle, du jour au lendemain, on peut louer des bureaux avec secrétaires, sans oublier la circulation frénétique des voitures et des autobus. Seule exception au quadrillage des avenues ? Broadway qui « est la seule à obliquer, capricieuse et insolente ». Pas tout Broadway cependant puisqu’à quelques minutes des lumières des théâtres et restaurants, on rencontre les quartiers les plus misérables. Dans le flot ininterrompu des passants, Maïakovski se demande justement combien d’entre eux sont Américains « à 100 % ». Mais qu’ils soient Irlandais, Allemands, Russes, Polonais, Chinois ou « Nègres », tous, quand ils s’intègrent ou s’assimilent, deviennent comme l’Américain moyens dont la conception du monde se forge à coups de publicités pour grands magasins.
“Business is business”
Civilisés les Américains ? Voire ! À Coney Island, les spectacles de femmes à barbe lui paraissent répugnants. Le Dieu dollar, incontournable, engendre moins l’avarice que le désir de dépenser et de s’enrichir. C’est d’ailleurs au poids en dollars que l’on évalue les individus avant même de connaître leur profession : « Business is business ». Une devise qui permet de monumentales entorses à la prohibition et encourage toutes les formes de corruption. Dans tout cet univers, les trois mille membres du parti communiste et leurs journaux qui, en tout, tirent à soixante mille exemplaires, n’ont que peu d’influence. Mais Maïakovski se veut pragmatique : « Il ne fait pas surestimer l’influence de cette masse communiste composée pour la plupart d’étrangers, et il serait naïf d’attendre des États-Unis des actions révolutionnaires immédiates, mais il serait également imprudent de sous-estimer ce chiffre de soixante mille ». Il est dommage que notre voyageur n’ait pu voir le film de Billy Wilder, Certains l’aiment chaud. Il y eut reconnu la description qu’il fait des wagons-couchette Pullman dans lesquels l’étroitesse des espaces privés contrarie tout confort : « Au moment de vous changer, écrit-il avec humour, il vous faut retenir fiévreusement les rideaux qui ne cessent de s’ouvrir pour éviter les exclamations indignées des femmes de soixante ans, animatrices d’associations pour jeunes filles chrétiennes, qui essaient elles aussi de se dévêtir dans leur couchette située face à la vôtre. »
Moins drôle, en revanche est le spectacle du Ku Klux Klan qui peut défiler impunément à New-York. Insoutenables sont les abattoirs de Chicago. Infernale est la cadence des chaînes de montage à Détroit, capitale de l’automobile et du fordisme qui broie ceux qui y travaillent. Les accidents sont cachés et la diversité des nationalités rend improbable une action revendicative commune : « Comment faire de la propagande en cinquante-quatre langues ? ». Maïakovski quittera New-York en bateau avec un dernier regard : « La bonne femme de la liberté américaine brandit la torche qu’elle tient au poing et cache avec son derrière la prison de l’île des Larmes .» (Ndlr : il s’agit d’Ellis Island).
La grandeur et le tragique
Quelques années plus tard, un autre Soviétique, Ilhya Ehrenbourg (1891-1967), se rend aux États-Unis, en avion cette fois-ci, le « Constellation », un « appareil confortable ». Lui aussi est étourdi : par les réclames, les « drug-store » à chaque coin des rues numérotées. Il dort mal avec le vacarme de Broadway et toutes les villes de New York, italienne, chinoise, portoricaine ne lui semblent réunies que par un seul langage commun, « la faim ». Son jugement est sévère : « Il y a de la grandeur et du tragique dans cet amas de béton armé » et… : « Je contemplais souvent la ville du haut d’un pont et me souvenais de Maïakovski. Il aimait le pont de Brooklyn et lui a dédié des vers admirables. C’était il y a vingt ans ». Et il ajoute : « Maïakovski, en tant que poète, devançait son siècle ; à son époque, il était naturel d’admirer la technique américaine. Il l’a surtout admirée avant de se rendre aux États-Unis. Car sur place, lorsqu’il eut pris contact avec le Nouveau Monde, il déclara : “ Notre tâche ne consiste pas à chanter la technique, mais à la dompter pour le bien de l’humanité. ”. Il comprit la menace de New-York ; il en comprit aussi le charme tourmenté. »