Guillaume Contré, Le Matricules des anges
De son séjour aux États-Unis, le poète russe Maïakovski jette un regard aiguisé et toujours d’actualité sur le grand pays de la frénésie capitaliste.
En 1925, Vladimir Maïakovski est invité à donner une série de conférences en Amérique, voyage qui commence par Cuba, où il débarque pour une brève visite de La Havane, avant de passer au Mexique, où il fait un séjour plus important (l’occasion de connaître, entre autres, le peintre muraliste Diego Rivera et de s’intéresser à la réalité de la militance communiste dans un pays aussi chaotique et socialement injuste que le Mexique). Ensuite, il franchit la frontière américaine et visite New York, Chicago, Detroit. De ce long séjour, il tire à son retour des articles pour la presse russe.
Ma découverte de l’Amérique est ainsi un objet littéraire curieux, à mi-chemin du carnet de voyage et du journalisme subjectif. Si, comme le souligne Colum McCann dans sa préface, on est en droit de regretter que Maïakovski « ne fasse pas montre dans sa prose d’autant de force et d’ampleur que dans sa poésie », ce serait malgré tout passer à côté de l’intelligence, la clairvoyance et la fine ironie dont il ne cesse de faire preuve dans ces pages. Une intelligence et une clair voyance auxquelles il conviendrait, pour ne pas manquer à la vérité, d’ajouter une bonne dose de mauvaise foi. Car d’une certaine façon – une façon subtile, parfois décalée – sa lecture du réel américain est idéologique. Le poète futuriste (1893-1930) observe le pays du grand capital à partir de la grille de l’encore jeune mouvement révolutionnaire de son pays, dont il est alors le chantre. Mais ce qui pourrait donner lieu à une vision binaire des choses se présente le plus souvent au contraire comme une sorte d’intuition – quand bien même parfois légèrement caricaturale – de ce qu’étaient (et que sont toujours en grande partie) les États-Unis. Aujourd’hui comme hier, il est difficile de contester la justesse d’une phrase telle que celle ci : « aucun pays ne profère autant d’âneries moralisatrices, arrogantes, idéalistes et hypocrites que les États-Unis », ce qui était vrai pour l’Amérique de Coolidge, l’est toujours pour celle de Bush Jr et de Trump.
L’économie de mots d’une prose qui prétend à la concision journalistique devient ici un style incisif qui sert au mieux son propos : dessiner à grands traits une interprétation synthétique des grandes forces à l’œuvre dans la société américaine. Maïakovski observe tout ce qui l’entoure avec l’œil goguenard et amusé de quelque personnage exotique envoyé en mission par un philosophe moraliste dans le but de dénoncer les travers d’une société. Il y a quelque chose des Lettres persanes dans Ma découverte de l’Amérique. « La description de Chicago par le guide de voyage est exacte mais guère ressemblante », dit-il. La sienne par contre, confesse-t-il, « est inexacte, mais ressemblante. » Car naturellement, pour lui, une description adéquate est une description qui prend d’abord en compte la réalité d’une société de classe profondément inégalitaire et qui ne voit, derrière toute cette débauche architecturale et technologique, qu’une seule et même course au profit, la volonté de réussir coûte que coûte au détriment des autres. « La foule se déverse et inonde les bouches de métro », « la masse ouvrière s’éparpille dans les usines de confection » : c’est d’abord une agitation incessante qu’observe Maïakovski. Une symphonie volontariste, millimétrée, de mouvements humains continuels, d’un train ultra rapide à l’autre, avant de se précipiter dans un ascenseur qui l’est encore plus, pour mieux escalader au plus vite l’imposant gratte-ciel. Et pendant ce temps (qui est, naturellement, de l’argent), « les machines crépitent ». Et tout cela dans un univers où la lumière électrique est reine, dans une frénésie de consommation énergétique dont le poète se moque : « De la lumière, de la lumière, de la lumière ! », s’exclame-t-il. Ce qui ne l’empêche pas de remarquer que « toute l’électricité appartient à la bourgeoisie », qui en a « une peur inconsciente ». Le Russe semble osciller entre la difficulté à prendre au sérieux un pays dont le pragmatisme vulgaire lui paraît immature et sa conscience très aiguë du danger que représente pour lui ce pays qui « engraisse ». Se penchant sur son économie, il en arrive à une conclusion on ne peut plus actuelle : « L’Amérique va devenir un pays de finance et d’usure uniquement. »