Hervé Bonnet, L’Express (Les-8-Plumes)
Il y a des signes qui ne trompent pas. Lorsque, au restaurant, à l’approche de notre assiette savamment composée, on se surprend à faire passer sa langue sur sa lèvre supérieure, ou bien lorsque, regardant les lèvres de l’être aimé on recourbe instinctivement notre lèvre inférieure pour la mordiller, on sait alors, avant même de goûter à la chère ou à la chair, que le plaisir sera de la partie. Signes de concupiscence me direz-vous…certes ! En voici un d’esprit : lorsque, lisant muettement tel ouvrage, « Anaïs » en l’occurrence, l’on se surprend, tout à coup, à faire résonner les vocables dans l’espace pour en apprécier les sonorités secrètes que seule la lecture à haute et pleine voix révèle, on sait, ou plutôt, on sent que l’on répond à l’impératif de la langue, de la belle langue qui exige la théâtralisation de l’oralité. J’ai donc été, à la lecture d’abord muette et toute intérieure du livre de Lionel-Edouard Martin, littéralement ventriloqué par les mots et ai été sommé de prêter ma voix au texte afin que, empruntant le chemin de ma parole, le chant des mots puisse serpenter dans le réel. Lire, finalement, qu’est-ce d’autre que d’être ouvert à l’autre, à l’histoire de l’autre, à l’histoire qu’est l’autre, et devenir, le temps de la lecture, non pas le spectateur ou le confident mais le réceptacle d’un récit qui trouve en nous, en même temps qu’un accueil inédit, l’occasion de s’incarner. Ce n’est pas un hasard si nous employons un vocabulaire qui a trait au registre fantomatique. L’héroïne de ce livre, « Anaïs », est absente, et pour cause : elle est morte assassinée. Le protagoniste principal, journaliste de son état, reprend l’enquête de ce meurtre inélucidé et prend conscience, au fil de son investigation, qu’à travers le spectre d’Anaïs, il chasse en fait ses propres fantômes. Pour autant, l’histoire d’Anaïs n’est nullement un prétexte, car c’est en se focalisant sur elle qu’il retrouve, comme des braises encore ardentes sous un tapis de cendres, dans le passé reconstruit de la défunte, certaines vérités de son propre présent. Usant savamment de l’ellipse et d’un style élégant et toujours juste, Lionel-Edouard Martin, avec une finesse psychologique peu commune, nous fait pénétrer dans les arcanes des psychés de ses personnages, dénoue les imbrications des histoires qui s’hantent et s’entent les unes aux autres et nous donne à comprendre, sans jamais le dire expressément, que le fin mot de l’histoire appartient au silence et que la résolution de toute énigme se montre plus qu’elle ne s’énonce. Peut-être d’autant plus lorsque la révélation du secret commande une justice que les morts, par l’entremise des vivants, exigent qu’on leur rende. Je ne saurais que trop vous conseiller la lecture du dernier livre de Lionel-Edouard Martin qui saura, tant par la richesse d’un récit feuilleté que par le clair-obscur de son écriture profonde et légère, captiver et ravir votre esprit sinon votre cœur.