Jacques Demange • Ciné Chronicle
Publié en 1936, ce récit de Joseph Kessel entrelace registres et perspectives pour proposer un panorama inédit sur l’âge d’or d’Hollywood. C’est de l’autre côté du miroir qu’écrit le romancier français, franchissant les murailles de l’usine à rêves pour découvrir un curieux univers aux contours incertains. Car la grande valeur de cet ouvrage est justement de proposer un regard extérieur à ce système si souvent commenté par ceux qui contribuèrent à le façonner. Un peu à la manière dont le britannique Reyner Banham décrira le Los Angeles de la fin des années 1960 (Los Angeles : The Architecture of Four Ecologies, paru en 1971), Kessel est un étranger à la fois médusé par le paysage californien et terriblement lucide face au spectacle industriel d’Hollywood. Non sans humour, l’auteur décrit cette « ville enchantée » comme un mirage alimenté par l’imaginaire terriblement conditionné des puissants moguls. Une certaine mélancolie apparaît au moment de la découverte de cette imposture, mais très vite c’est le pittoresque qui l’emporte. Les portraits dressés par Kessel associent poésie et mordant, la beauté évanescente de l’image en mouvement accompagnant l’inévitable retour aux lois du marché (le fameux adage « Boy meets girl »). Il serait pourtant réducteur de décrire l’attitude du romancier comme étant désabusée. Kessel demeure captivé par l’édification de cette nouvelle Histoire de l’art et des hommes qui semble par bien des manières retrouver certains aspects des civilisations antiques. Les producteurs sont semblables à des empereurs romains, tandis que les rachats de contrats des stars ne sont pas sans rappeler l’organisation d’un marché aux esclaves. L’Olympe hollywoodien est la demeure des nouvelles Galatée de l’écran. Avec une précision journalistique, l’ouvrage s’attarde sur certaines grandes figures de cet univers : Walter Wanger, Charles Boyer, Anatole Litvak ou encore Irving Thalberg dont la figure convoque à la fois la dignité aristocratique du Roi Soleil et la dureté impériale de Napoléon. Et puis ce sont les mœurs (étonnamment tranquilles) et les grandes valeurs (pas celles qu’on pourrait croire de prime abord) qui s’imposent au regard de Kessel. Là encore, la posture distanciée de l’auteur fait le prix de ses différentes réflexions. Comment alors souligner la singularité de cet ouvrage ? Il semble que l’écriture de Kessel tienne d’une volonté de décrire une atmosphère plutôt qu’un lieu en particulier. Atmosphère d’une époque sans doute, mais tout aussi bien atmosphère d’un rêve éveillé, de ce curieux mélange d’imaginaire et de réel qui continue de caractériser dans l’esprit des cinéphiles et des autres la Mecque du cinéma.