Macha Sery, Le Monde

Macha Sery, Le Monde

Deux livres, l’un des années 1920, l’autre des années 1980, attestent du quotidien de ces Américains qui sillonnaient clandestinement le pays en trains de marchandise. En voiture !

Placé à l’orphelinat dès son plus jeune âge puis comme garçon de ferme, Jim Tully (1886-1947) a 14 ans lorsqu’il quitte sa bourgade de l’Ohio, en 1901, pour voir du pays et courir l’aventure le long des lignes de chemin de fer. Le jeune rouquin découvre bientôt une tribu, celle des hobos. Ce terme, qui pourrait désigner une peuplade amazonienne, englobe en réalité ceux qui, aux États-Unis, voyageaient clandestinement dans les trains de marchandise. Plus qu’un mode de transport, un mode de vie, tantôt choisi, tantôt subi.
La crise économique de 1893 (et la Grande Dépression des années 1930 après elle) a en effet jeté des millions d’Américains sur les routes en quête d’un travail. Le premier à poser les bases de ce topos nomade fait d’expédients et d’expériences est Jack London, avec son récit autobiographique Les Vagabonds du rail (1907). Ancêtre de celle de la route chère à la Beat Generation, la mythologie a ensuite été déclinée aussi bien en littérature qu’au cinéma, de Je suis un vagabond, de Lewis Milestone (1933) à Boxcar Bertha, de Martin Scorsese (1972), des Voyages de Sullivan, de Preston Sturges (1941), à L’Empereur du Nord, de Robert Aldrich (1973) …
Publié en 1924. enfin traduit en France, Vagabonds de la vie, de Jim Tully compte parmi les classiques du genre. Durant les six ans qu’il passa à arpenter les États-Unis d’est en ouest et du nord au sud, ce fils d’immigré irlandais prit l’habitude de voler des livres dans les bibliothèques. Reconnu comme un pionnier de la littérature « hardboiled », il conte ici, à l’œil et à l’os, ses amitiés de hasard et ses campements de fortune, la violence des uns et l’hospitalité des autres.
jusqu’à sa majorité, il vécut de larcins, de mendicité et de petits boulots : bourrages d’urnes les jours d’élection à Chicago, assistant d’une danseuse obèse… Il trouva gîte et couvert dans des bordels et mit en pratique, grâce à l’enseignement de ses aînés, mille et une ruses pour déjouer les traques policières. Car le vagabondage était un délit passible d’emprisonnement. Au terme de ses années de galère, Tully travaillera à l’usine. Il s’improvisera ensuite boxeur professionnel, deviendra conseiller de Charlie Chaplin (auquel est dédié Vagabonds de la vie) sur le tournage de La Ruée vers l’or, ainsi qu’un éminent collaborateur d’Esquire et de Vanity Fair.

Huit décennies plus tard, Ted Conover* a aussi « brûlé le dur ». En 1984, ce brillant étudiant en anthropologie a pris la route avec un bidon d’eau et un sac des surplus de l’armée. Quatre mois à grimper dans des wagons de fret et à partager l’errance de marginaux. Pour échapper, dit-il dans Au fil du rail, aux limites de sa classe sociale, sortir de sa zone de confort et répondre, en connaissance de cause, à quelques questions au sujet des hobos : « Leur monde était-il, comme le suggérait un sociologue, “un monde d’étrangers qui sont amis ?” Existait-il une fraternité du rail ? Au début, l’idée que je me faisais des hobos m’avait donné la nostalgie de la liberté – liberté vis-à-vis des patrons, des différentes formes de routine et des attentes des autres, liberté d’aller où je voulais quand je voulais. Chez eux, j’avais bel et bien retrouvé toutes ces choses. ( … ) L’individu et son instinct de survie étaient ce qui comptait vraiment dans leur monde. »
La liberté, toutefois, se paye au prix fort. Jim Tully et Ted Conover dévoilent combien la voie ferrée est un travelling semé d’embûches. « En réalité, le vagabond est tout simplement un parasite rejeté par la société », conclut le premier dans Vagabonds de la vie. Tout aussi triste est le constat d’Au fil du rail : «Vu de près, la liberté du hobo ressemblait plus à une forme de pauvreté : tenus à l’écart du rêve américain, les hobos n’avaient pas de mobilité sociale, pas de sécurité, personne sur qui compter, personne à aimer. Ils étaient des étrangers partout où ils allaient. »
Aujourd’hui, les wagons de marchandise ont été remplacés par des conteneurs transbordés des bateaux directement sur les rails. Les hobos ont quasiment disparu et, avec eux, une sous-culture dérivée de la conquête de l’Ouest.

 

* Au fil du rail, l’Amérique des hobos (Rolling Nowhere),
de Ted Conover, Éditions du Sous-sol

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