Des carpes et des muets
Édith Masson
Ouvrage publié sous la direction de Marc Villemain • Prix Erckmann-Chatrian 2017
Un village ordinaire. Jusqu’à ce matin où de paisibles villageois découvrent, noué à l’échelle d’un canal, un sac rempli d’ossements humains : à qui appartiennent-ils ? Qui a voulu cette mise en scène ? Pourquoi ?
Au comptoir, devant le Picon bière, on raisonne, on soupçonne, toutes les générations s’en mêlent. Les souvenirs remontent, des histoires d’amours honteuses, des jalousies de bastringue.
On se souvient d’un soldat allemand qui s’est attardé après la guerre, d’une jeune fille tôt enterrée, d’une noyade suspecte, d’une disparition mystérieuse, on décortique les généalogies familiales : tout fait indice. Désirs de meurtre, culpabilités tenaces, frustrations sexuelles, pulsions suicidaires remontent à la surface. Le maire fait de son mieux pour sauvegarder la tranquillité collective, mais les médias s’emballent, et avec eux une parole qui surgit là où, jusqu’alors, on tenait silence.
Un polar ? Certainement. Et aussi l’agitation des consciences et des mémoires chauffées à blanc par un mystère où chacun cherche des repères, des formes connues, à défaut peut-être d’une vérité.
Vingt-quatre heures de la vie d’un village, son histoire, sa culture, ses personnages, vingt-quatre heures à ressasser l’incompréhensible, à invoquer les morts et le passé, une journée et une nuit d’efforts afin d’établir une vérité où l’événement – domestiqué – pourra enfin trouver sa place, permettant aux choses de recouvrer leur logique et aux jours de reprendre leur cours ordinaire… jusqu’à la prochaine fois.
Née à Verdun en 1967, l’imaginaire d’Édith Masson s’est déployé dans une Lorraine marquée par les guerres : Des carpes et des muets, son premier roman, fait écho à la tranquillité d’une campagne douce et de pêcheurs taiseux, mais aussi aux bois et bosquets creusés de trous d’obus, aux récits de morts, de camps, d’exodes et de cruautés. La fréquentation des romanciers russes, des naturalistes français, des écritures de l’absurde et des moralistes, la poésie de Rimbaud et de Reverdy, ont participé à la formation de son goût.
Valérie Susset, L’Est Républicain
Au zinc près du canal, le cafetier sert du Picon bière à ses habitués. Mais à part ça, rien n’indique que l’intrigue du premier roman d’Édith Masson se déroule dans un village lorrain. Mettez-y juste un doigt
de pied… et vous y serez bientôt comme un poisson dans l’eau ! Obligé de mettre le banal entre parenthèses pour pouvoir continuer à tourner les pages. C’est une histoire de langue, de poésie, d’écriture qui soudain se découvre et se savoure… C’est aussi une espèce de polar, puisqu’un sac d’os humains est quand même repêché dès la deuxième page du roman ! C’est surtout une rencontre éminemment envoûtante avec des personnages dont les prénoms incroyables ont alimenté l’imaginaire singulier de l’auteur. Comme Monsieur Phlox, qui a débarqué un jour dans le logement de l’écluse pour « fuir l’être fatigué qu’il était devenu, au bord du dédain et de l’amertume ». Comme Aubin Boule, le maire un peu brave et un peu couard, qui a bien compris que « les gens, ce n’est pas la vérité qui les intéresse, c’est que ça fasse des histoires, et de sales histoires ». Comme le grand Clovis et sa tête hirsute dans le bric-à-brac de son étable où rien, jamais, n’a changé. Et puis il y a Prisque et Basilide, Polycarpe et Hilaire, Heinrich et Athanase… « Il m’avait été suggéré de les remplacer par des prénoms plus courants », avoue Édith Masson. « Mais pour moi, il était juste impensable de les changer : c’est leur musique dans mes oreilles qui m’a plongée dans l’état nécessaire à la construction de cette archéologie. » Née à la maternité de Verdun en 1967, ayant le souvenir d’une enfance très heureuse dans le petit village de Liny-devant-Dun cette Meusienne depuis des générations tenait aussi à ce qu’aucun de ses lecteurs ne risque de s’identifier à ses personnages. Parce qu’un jour, elle a suivi le conseil de l’écrivain Yasar Kemal : « Si tu veux écrire, rentre dans ton village. »
Poser une brindille dans le cours des choses afin d’observer l’affolement puis la réorganisation
Et si c’est d’un ailleurs qu’elle s’est inspirée pour l’atmosphère un peu malsaine de cette communauté fictionnelle, c’est bien de son petit village meusien à elle qu’elle s’est fait un cocon pour écrire « Des carpes et des muets ». Pour faire sur une collectivité humaine l’expérience qu’elle adorait pratiquer avec une fourmilière : poser une brindille dans le cours des choses afin d’observer l’affolement puis la réorganisation. D’où l’idée des prénoms originaux pour des personnages complètement inventés, née avec Phlox lorsqu’elle a entendu son père prononcer ce drôle de mot en désignant une plante. « Ensuite, j’ai senti la naissance des autres, qui me tiraient très loin en arrière sans que je ne contrôle rien : j’ai découvert bien plus tard qu’une grange de mon village avait autrefois appartenu à un Polycarpe ! » Il a pourtant fallu qu’Édith Masson, devenue enseignante de lettres après ses études à Metz et à Strasbourg, puis documentaliste, s’installe à… Bordeaux pour se jeter à l’eau. Pour écrire enfin ce premier roman qui la taraudait depuis toujours. « C’est drôle ces choses-là. On croit que c’est fini, puis non, ça revient… », dit Boule en parlant des carpes… mais finalement de tant d’autres choses encore. « J’ai énormément d’affection pour ces personnages, même si j’ai eu un peu peur de tout ce qui m’échappait pendant le processus de l’écriture, incroyablement intense… Je ne sais pas comment ils sont venus dans ma tête, certains me faisaient même parfois sursauter en apparaissant ! Je crois que j’avais envie de rendre hommage à ce type de population et que j’ai aussi été énormément marquée par la mémoire de la guerre… » Entre les trous d’obus où elle se cachait en allant aux champignons avec son père, les cimetières semés partout, les blonds mariniers qu’elle regardait passer sur la Meuse, comme si c’était l’ailleurs qui traversait son village, entre le talent de sa grand-mère pour raconter les histoires, et les films qu’elle s’inventait dans son lit après en avoir lu les résumés dans L’Est Républicain, la petite Édith faisait depuis bien longtemps ses provisions pour devenir écrivain quand elle serait grande…
Veneranda Paladino, Dernières Nouvelles d’Alsace
Dès les premières lignes de Des carpes et des muets, Édith Masson nous plonge au cœur d’une énigme. Ramenant à la surface un passé qui n’en finit pas d’obérer le présent, son premier roman déploie un charme constricteur.
Le passé douloureux est un cruel tourment. Il plombe les corps comme les consciences. Comment briser le silence, dire les non-dits, parler des haines recuites, des frustrations sexuelles ? Dans le sillage des carpes et des muets, Édith Masson ouvre la boîte de Pandore. Et brise le calme apparent qui entoure le quotidien d’un village ordinaire.
La Lorraine inscrit son premier roman dans des paysages familiers. Qui portent par-delà la tranquillité d’une campagne douce, de bois et bosquets creusés par le tracé de cours d’eau, des marques de guerre. Une terre saignée par les obus de la Grande guerre, tavelée par des récits de morts, de camps, d’exode, de cruautés.
Ossements et tournesols bleus
D’un passé qui n’en finit pas de passé, la guerre reflue. Il suffira d’une journée, d’une journée de canicule qui en rappellera une autre il y a bien des années… Les désirs exacerbés, les passions frustrées avaient alors suscité une rixe générale et la noyade suspecte d’Athanase.
Noué à l’échelle d’un canal, on découvre un sac d’ossements humains. À qui appartiennent-ils ? Qui est l’auteur de cette macabre mise en scène siglée de tournesols bleus?
Le maire Boule, Phlox, l’étranger, Prisque l’épicière, Nazaire le bistrotier ? Hilaire, Clovis, Polycarpe… Autant de suspects qui s’épient dans l’ombre des disparus – le soldat allemand Heinrich, le père de Jean-Guy, Brice.
Dans la chaleur et l’alcool les esprits s’échauffent, on ne tient plus le silence. Les langues se délient comme un raz-de-marée. « Il connaissait bien cette vague ramassée sur elle-même, la vague invisible des rages qui roulent sous le calme apparent d’un océan plat, et le moment venu, se déploient en fracas. Un simple mouvement de la vie la casse, elle s’éteint sans dommage : un autre l’attise et c’est l’imprévisible marée, que rien n’arrête ni ne contient. »
Dissoudre la pénombre des êtres
L’écriture d’Édith Masson se déploie lentement et enveloppe le lecteur. Elle se glisse avec une détermination calme dans les plis de l’âme de chaque personnage. Avec la volonté de dissoudre la pénombre des êtres. C’est une humanité violente, claire, livrée à une mélancolie qui s’avance.
On retrouve des accents d’Yves Ravey ou de Marie-Hélène Lafon dans le tuilage Des carpes et des muets. À l’instar de ces écrivains, Édith Masson travaille les mots comme on trace des sillons, fouillant le terreau du verbe pour exhumer le rythme juste, l’image précise, les sensations ressenties. Saisissant la trace enfouie du bonheur. Comme celle tapie en Phlox remontant à un été d’une enfance trop rarement heureuse. « C’était elle qui l’avait conduit ici, dans ce lieu où se disaient toutes ces choses. »
ISBN : 9782373850413
ISBN ebook : 9782373850529
Collection : La Grande Collection
Domaine : Littérature française
Période : XXIe siècle
Pages : 160
Parution : 20 octobre 2016