La Réunion
Roger Vailland
Préface de Marie-Noël Rio
Roger Vailland, éternel voyageur, se rend à la Réunion en 1958. Comme lors de son séjour en Indonésie en 1950, l’écrivain se fait une nouvelle fois grand reporter. L’histoire de l’île, sa population métissée, son organisation sociale, sa faune et sa flore, ses paysages… rien ne lui échappe, pour donner naissance à ce « récit d’un voyage détendu », comme il le définira lui-même.
En 1928, Roger Vailland (1907-1965) entame une carrière de journaliste, voguant entre les grands reportages (Balkans, Proche-Orient, Abyssinie) et la vie nocturne de Montparnasse. En 1942, il entre dans la Résistance et entreprend la rédaction de son premier roman, Drôle de jeu (prix Interallié 1945), qui paraîtra à la Libération. Anticonformiste, libertin et humaniste, Roger Vailland est notamment l’auteur de La Loi (prix Goncourt 1957), 325 000 francs, Les Mauvais coups, Beau masque, Éloge du cardinal de Bernis et La Truite.
Antony Burlaud, Le Monde diplomatique
Quand il s’embarque en 1958 pour la Réunion, Roger Vailland, ébranlé par les révélations du rapport Khrouchtchev et par l’intervention soviétique à Budapest en 1956, s’est éloigné de la politique pour mieux se consacrer à ses plaisirs. Abordant l’île, c’est donc à l’expérience sensible qu’il s’intéresse. Mais, très vite, elle appelle et nourrit la réflexion politique. Comment, se demande-t-il, ce qui fut décrit par les premiers voyageurs comme un vrai paradis est-il devenu en trois siècles un pays ingrat, une “montagne de mâchefer et de scories […] de villes surpeuplées” ? Et Vailland d’évoquer, pour répondre à sa propre interrogation, les cruautés de la colonisation, le système de l’esclavage, les fiascos environnementaux, la surexploitation des hommes et du milieu… Le souci politique finit donc par imprégner tout le livre, mais sans que jamais celui-ci vire au pensum : d’un bout à l’autre, Vailland garde sa sensibilité, sa souveraineté et sa liberté d’écrivain.
Marie-Thérèse Eychart, Les Lettres françaises
En 1958, Roger Vailland aurait dû être heureux. Le prix Goncourt reçu l’année précédente pour La Loi, lui assure la célébrité et la fortune. Et pourtant, c’est un homme en perdition, hanté par le suicide, le sentiment d’impuissance, se détruisant dans l’alcool que son épouse Élisabeth veut sauver en proposant un long voyage. Depuis qu’il a décroché le portrait de Staline et décidé de se retirer de l’action politique, l’époque heureuse de sa « saison communiste » est bien close. Certes, ce n’est pas un homme « désintéressé » contrairement à ses assertions répétées, comme le montre bien Marie-Noël Rio dans sa préface, mais c’est un homme happé par le vide qui n’a plus de perspective d’action sur le réel. L’idée d’un long voyage renouait avec ces moments de bonheur que fut le voyage en Indonésie qui donna, dans l’aisance et le plaisir, le récit Boroboudour, ou avec ceux du combat militant évoqué dans Choses vues en Égypte.
Le choix de la Réunion est l’écho de sa passion pour les territoires lointains, pour Paul et Virginie, la « souveraine » Virginie, pour ses auteurs du dix-septième et six-huitième siècles tant aimés, ceux qui rêvaient du paradis perdu. Vailland part sur leurs traces, à la découverte de cette terre, paradis du bout du monde que décrivait Etienne de Flacourt dans son rapport à la Compagnie d’Orient en 1649.
« Homme du vingtième siècle, marqué par l’Histoire », matérialiste et marxiste, Vailland ne se perd pas dans une imagerie d’Épinal ; l’exotisme en soi n’est pas son propos et encore moins le romantisme qu’il abhorre. Ce n’est pas le pittoresque qu’il traque mais ce qui touche à la vie, jusqu’à la plus minuscule. Vailland est un homme des Lumières qui ne recherche pas l’émotion mais la lucidité. La réalité qui s’offre à ses yeux doit être examinée sous toutes les coutures, éclairée dans les moindres détails pour être comprise. Il se fait géologue, botaniste, entomologiste, agronome, historien recourant aux archives, idéologue citant Marx ou Hegel… il enquête sur l’évolution sociologique de la société réunionnaise depuis ses origines, livre les chiffres des revenus des différentes classes sociales, leurs mutations internes quand, certains Blancs appauvris par la suppression de l’esclavage, devinrent des « Petits-Blancs. La conclusion s’impose alors : si des hommes par leur naïveté, leur ignorance, leur bêtise parfois ont entraîné la destruction d’une nature paradisiaque, c’est l’introduction de l’esclavage dans l’île qui produisit, comme tout système colonial, dans la violence, la destruction et la haine une société de maîtres et d’esclaves. Ainsi dès la fin du dix-huitième siècle, le paradis terrestre fut changé « en un champ de batailles où les fellaghas et les parachutistes se livraient à une guerre sans pitié, […] en un bagne pour les esclaves noirs et un petit Versailles pour les colons blancs ». L’analyse embrasse l’histoire politique bien au-delà de celle des révoltes et des répressions dans l’île car celles-ci sont « les schémas de ce que seront les dernières guerres coloniales au vingtième siècle, y compris la formation des corps spécialisés analogues aux parachutistes ». On aura compris que, Vailland, comme le confiait Elisabeth dans son journal intime, est profondément touché par les nouvelles qu’il reçoit de la guerre d’Algérie et que le rapprochement n’est pas le fait du hasard. Mais au-delà de cette circonstance, la comparaison ne peut venir que d’un homme demeuré fidèle à ses idées et à sa conception du monde. Dans cette logique idéologique, la conclusion réaffirme le pouvoir de l’homme : le travail de « l’homme ingénieur » recréera ce qui a été détruit par l’homme « pour la satisfaction de ses besoins et aussi pour celle de ses plaisirs », non pas par folle utopie, mais par certitude raisonnée d’une fin heureuse.
La Réunion n’a cependant rien d’un traité politique. L’auteur est aussi un romancier qui voit, interprète, choisit et conduit son récit avec cette souveraine simplicité qui en fait l’héritier des classiques. L’élégance de l’écriture, l’habileté de la composition, la variété des propos, les saynètes aux dialogues amusants, les personnages étonnants comme ce vieux couple de Petits-Blancs misérables, qui mettent sur de pauvres caisses une élégante nappe blanche pour leurs invités, l’ironie voltairienne, les références à William Blake ou Max Ernst, ou encore les portraits des jolies et appétissantes jeunes filles des diverses classes sociales – le libertin est bien présent… tout concourt à créer chez le lecteur une véritable jouissance de lecture, un désir de poursuivre la route. Quel plaisir que ce voyage auprès d’un écrivain des lumières et homme du vingtième siècle !
ISBN : 9782916136646
ISBN ebook : 9782373851014
Collection : La Grande Collection
Domaine : Littérature française
Période : XXe siècle
Pages : 136
Parution : 18 septembre 2013