L’Autre Moitié du monde
Laurine Roux
Texte publié sous la direction de Marc Villemain. Prix Orange du livre 2022, Prix des librairies Folie d’Encre 2022, Prix de la librairie Coiffard 2022.
Espagne, années 1930. Des paysans s’éreintent dans les rizières du delta de l’Èbre pour le compte de l’impitoyable Marquise. Parmi eux grandit Toya, gamine ensauvagée qui connaît les parages comme sa poche. Mais le pays gronde, partout la lutte pour l’émancipation sociale fait rage. Jusqu’à gagner ce bout de terre que la Guerre civile s’apprête à faire basculer.
De son écriture habitée par la sensualité de la nature, Laurine Roux nous conte, dans L’Autre Moitié du monde, l’épopée d’une adolescente, d’un pays, d’une époque où l’espoir fou croise les désenchantements les plus féroces. Une histoire d’amour, de haine et de mort.
Livres Hebdo • Marie Fouquet
Toya est une petite fille qui vit dans un château dont elle n’a jamais gravi les marches. Sa mère, Pilar, cuisine pour les châtelains, l’odieuse marquise doña Serena et son fils, le brutal et vulgaire Carlos. Juan, son père, est paysan dans les rizières de la propriété. Toya est une enfant espiègle, curieuse, aventurière, qui aime observer la nature et se faufiler dans les jardins du château ou dans les conversations politiques des hommes qui se réunissent avec Juan pour monter un Syndicat.
Laurine Roux nous fait part des fantômes de l’histoire. Ceux de l’Espagne franquiste des années 1930. C’est l’époque du fascisme, de la lutte anarchiste qui fait face aux emprisonnements abusifs et aux exécutions sommaires. C’est aussi l’époque du POUM, ou Parti ouvrier d’unification marxiste – « Face aux fascistes, on ne cherche pas de petites bêtes aux copains ! » L’auteure fait évoluer la jeune Toya dans ce contexte, lui attribuant un courage et des convictions dignes des grands militants, tout en présentant les difficultés à être une femme dans un tel milieu politique.
Parfois, son caractère intrépide la mène à des dangers qu’on ne soupçonne pas encore à son âge. Un jour qu’elle traversait le parc pour trouver Pepe, le jardinier, elle tombe nez à nez avec un des alanos de Carlos, enfui de son chenil. Carlos débarque et retient son chien, mais très vite cette scène devient la métaphore du danger que l’homme représente pour cette petite fille : « La petite se met à trembler. Tout son corps grelotte. N’importe qui aurait pitié. Pas Carlos. […] Qu’on ne se méprenne pas, Carlos n’a rien d’une chica ; les pédales, les fiottes, c’est bien simple, il leur tranche les couilles. Voilà comment il parle. Il aime les femmes […]. Un bruto, murmurent d’aucuns. Et Carlos lorgne l’entrejambe de la fillette, à tel point qu’elle se fait pipi dessus. » Si, à cet instant, Toya n’a pu renvoyer aucun signe de défense à son agresseur, l’humiliation et la rage qu’elle a éprouvées à l’égard de celui qui meurtrit aussi sa mère au quotidien marqueront à jamais cette « petite folle », cette « sauvage ».
L’articulation que Laurine Roux opère entre le passé et le présent fonctionne à merveille. Une brève introduction présente l’image, quasi subliminale, d’un personnage féminin d’aujourd’hui, Luz, que l’on retrouve en deuxième partie du roman. Luz découvre avoir un lien particulier avec la jeune Toya, désormais une vieille femme. Ainsi les fils de l’histoire et de l’intime se nouent-ils, dessinant une sublime trame, entre réel et fiction.
Après Une immense sensation de calme (prix Révélation de la SGDL 2018) et Le Sanctuaire (Grand Prix de l’Imaginaire 2021), l’auteure se saisit à nouveau de thématiques liées à la communauté, à la politique et à la filiation. Dans L’Autre moitié du monde, elle développe un discours fort, politique et féministe, avec des personnages aux destins proches de celui d’Antigone, dans un milieu anarchiste qui n’est pas exempt de sexisme. « Les femmes sont des camarades comme les autres. »
L’Humanité • Jean-Claude Lebrun
Son précédent livre, Le Sanctuaire (2020), évoquait de saisissante façon une famille entraînée par le père dans des montagnes pour échapper à une épidémie. On voyait sa fille adolescente se libérer lentement de son emprise pour accéder à la conscience de soi-même et du monde extérieur. Son nouveau roman change certes d’époque et de lieu, mais il est une nouvelle fois question d’une jeune fille et de son émancipation dans un contexte de violence.
Cela se passe au début des années 1930 en Espagne dans les rizières du delta de l’Èbre. Si le récit de Laurine Roux pourrait faire penser à Riz amer, le chef-d’œuvre néoréaliste italien réalisé en 1949, puisque la rizière y est pareillement le cadre d’une lutte des exploités contre les possédants, c’est dans une bien plus vaste perspective historique et politique qu’il s’inscrit : le rétablissement de la République en 1931, la rébellion contre elle des milieux les plus réactionnaires sous la houlette de Franco, puis l’instauration de la dictature jusqu’en 1975. De tout cela témoigne lumineusement ce livre, qui retrace l’épopée collective des paysans du delta devenus brièvement maîtres de leur destin, en même temps qu’il donne à voir une tragédie longtemps restée tue. Deux femmes, Toya et Luz, s’en présentent comme les incarnations, à une génération de distance. La première, à l’adolescence, voyait chaque jour sa mère revenir rompue du château où elle faisait la cuisine : elle devait satisfaire les exigences respectives d’une aristocrate et de son fils. La seconde, des années plus tard, participe à un travail de recherche sur la révolte réprimée dans le sang. Elle part dans le delta et rencontre un être vieilli avant l’heure qui n’a rien oublié du passé : sa mère ne survivant pas à un nouvel avortement chez la faiseuse d’anges, l’instituteur anarchiste, qui l’avait initiée à la lecture et avait éveillé sa sensualité, assassiné en l936 par les franquistes, le bébé qu’on lui avait enlevé pour le confier à des parents plus « honorables »… Les pièces d’une tragédie se mettent en place et un pan brûlant d’histoire d’Espagne resurgit, encore douloureux, qui relie intimement leurs deux destinées. Le récit de Laurine Roux en restitue superbement les élans et les convulsions, avec un sens des tableaux de foule comme des frémissements intimes, du débat d’idées comme du langage des corps, qui lui donne sa bouleversante tangibilité. Un talent d’écrivaine ici décidément s’affirme.
ISBN : 9782373852530
Collection : La Grande Collection
Domaine : Littérature française
Période : XXIe siècle
Pages : 256
Parution : 20 janvier 2022