Le Monde sur le vif
Martha Gellhorn
Préface de Marc Kravetz • Inédit en français • Traduit de l’anglais (États-Unis) par David Fauquemberg • Ouvrage publié avec le concours du CNL
« Ce livre est un recueil d’articles écrits sur une période de six décennies : mes reportages en temps de paix. Comprenez par là que les pays qui leur servent de décor étaient en paix au moment où je les ai rédigés – même si, plus globalement, on était loin de la paix sur Terre. »
Dans Le Monde sur le vif, l’illustre reporter de guerre que fut Martha Gellhorn (1908-1998) s’éloigne du front : des années 1930 aux années 1980, elle mêle sa vision personnelle de l’histoire aux événements dont elle a été le brillant témoin, toujours aux premières loges. Une scène de lynchage dans le Sud des États-Unis, l’Amérique au temps de la Grande Dépression, l’Angleterre se préparant à la Seconde Guerre mondiale, le procès d’Eichmann, le portrait d’une Vietcong, l’Espagne après la mort de Franco, un plaidoyer contre la torture au Salvador… Les sujets abordés par Martha Gellhorn sont aussi vastes et divers que le furent sa curiosité et sa carrière.
Une traversée du XXe siècle par l’une des plus grandes journalistes américaines.
Née en 1908 aux États-Unis, Martha Gellhorn se destine très tôt à l’écriture. En 1936, elle part pour l’Europe, accréditée par le magazine Collier’s pour couvrir la Guerre d’Espagne — où elle retrouve Ernest Hemingway, son futur époux. Elle devient alors au fil des années l’une des plus éminentes reporters de guerre du vingtième siècle : Seconde Guerre mondiale (elle pénètre dans le camp de Dachau peu de jours après sa libération), guerre du Viet Nam, guerre des Six-Jours, intervention américaine au Panamá… Et si à plus de 80 ans, elle se résigne à ne pas couvrir la guerre en Bosnie, elle se rend tout de même au Brésil pour enquêter sur des meurtres d’enfants des rues. Femme entière, d’une grande exigence morale, elle refuse le déclin de la maladie et décide l’année de ses 90 ans de se donner la mort. Depuis 1999, un prestigieux prix de journalisme porte son nom.
Le Monde des livres • Florence Noiville
Le Monde sur le vif, de Martha Gellhorn : l’histoire en direct
Le Monde sur le vif rassemble les articles rédigés entre 1930 et 1990 par Martha Gellhorn, cette journaliste américaine d’exception qui fut l’épouse d’Ernest Hemingway.
Martha Gellhorn (1908-1998) est peu connue en Europe. Ou, si elle l’est, c’est souvent comme « femme de », ce qui, à ses yeux, était pire que l’anonymat. Il est vrai qu’elle fut l’une des quatre épouses d’Ernest Hemingway. Mais il est vrai aussi qu’elle fut la seule à le quitter. Pas seulement parce que « Nesto », comme elle l’appelait, en courtisait beaucoup d’autres (notamment une certaine Mary Welsh, à qui il écrivait des poèmes d’amour sur le papier toilette de l’hôtel Ritz). Mais simplement parce qu’elle, Martha Gellhorn, était d’une autre trempe : c’était elle qui s’en allait. Elle qui agissait au lieu de subir. On retrouve cette force et cette noblesse de caractère dans ses écrits.
Du reste, après s’être séparée d’Hemingway, Gellhorn ne mentionna plus jamais son nom. Si on l’évoque ici, c’est pour insister sur le fait que l’écrivain n’était pas seulement tombé sous son charme : il avait également succombé à sa plume. Ils s’étaient rencontrés en 1936, puis retrouvés sur le front espagnol où Gellhorn avait été envoyée comme reporter de guerre. L’auteur de Pour qui sonne le glas (1940) avait tout de suite senti à quel genre de journaliste il avait affaire. L’une des plus talentueuses de son siècle. Concise, hardie, percutante… De celles chez qui l’écriture et la vie se confondent.
Vitre blindée
Après Mes Saisons en enfer. Cinq voyages cauchemardesques et J’ai vu la misère. Récits d’une Amérique en crise (Le Sonneur, 2015 et 2017), voici un nouveau recueil d’articles rédigés sur six décennies (1930-1980). Ils sont ce que Martha Gellhorn appelle ses « reportages en temps de paix », par contraste avec ceux, bouleversants, repris dans La Guerre de face (Les Belles Lettres, 2015).
Du « Deep South » américain à Cuba, de la Pologne au Salvador, des Caraïbes à Gaza, du Vietnam au Kenya, ce que Gellhorn a pu voir en soixante ans de journalisme de terrain est vertigineux. Toute l’histoire mondiale s’incarne ici à hauteur de femmes, d’hommes et d’enfants. Mais si ces reportages fascinent, c’est aussi parce qu’on l’y voit elle, Gellhorn, exercer son métier en direct. Prendre des notes derrière la vitre blindée d’un box « taillé comme la proue d’un navire », en scrutant le visage d’« un petit homme au cou très fin » et aux yeux « étrangement reptiliens » – Eichmann, pendant son procès à Jérusalem (1962). On l’entend se demander en boucle : « Qui est-il, bon Dieu, mais qui est cet homme ? »
Plus tard, dans les années 1970, on grelotte avec elle à Lambeth, dans un Londres noir et déglingué où elle fête Noël avec des squatteurs et des sans-abri. On peste lorsqu’elle se fait expulser d’un foyer d’accueil pour femmes, mais on rit, à Haïti, lorsqu’elle s’échine à convaincre ses interlocuteurs que « la politique, c’est tout », et qu’elle a bien du mal face à ces esprits « embrumés par trois siècles de
vaudou ».
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L’une des histoires les plus saisissantes est celle du lynchage d’un Noir, près de Columbia, dans le Mississippi, en 1936. Martha vient d’acheter une voiture à 28,50 dollars pour traverser l’Amérique. Dans le Sud, elle tombe en panne. A bord d’un camion, deux types s’arrêtent. D’accord pour la conduire à la ville la plus proche mais « un peu plus tard », parce que « d’abord ils vont assister à un lynchage… si ce détour ne dérange pas… ». Il faut examiner ces pages à la loupe pour comprendre la « méthode Gellhorn ». Presque aucun commentaire. Des faits, grands ou minuscules, mais toujours éloquents. Une tache sur un pantalon suffit à dire la peur. Une bouteille d’alcool cessant soudain de circuler marque la « rogne » des deux compères quand cette « intello » se met à leur poser des questions sur la victime désignée. Et la voiture à 28,50 dollars ? Une épave, évidemment. Ce qui tombe bien puisque sans épave, pas de panne, et sans panne, pas d’histoire.
Sont-ce les faits qui parlent ou Gellhorn qui les fait parler ? Peu importe puisqu’on monte dans le camion avec le cœur battant. Puisque ça « marche » avec une puissance d’évocation incroyable et une non moins incroyable économie de moyens. Un jour qu’elle découvrait un livre d’E. M. Forster, Gellhorn s’est exclamée : « Quel livre magnifique ! […] Il est composé de phrases fluides comme l’eau, qu’on a envie de caresser pour le plaisir de les sentir. » On ne saurait mieux dire à propos du sien.
Le Figaro • Thierry Clermont
Martha Gellhorn, un passeport pour la vie
C’est bon signe : Joseph Kessel va entrer dans la « Pléiade », donnant ainsi ses lettres de noblesse au reportage littéraire, et sa consœur Martha Gellhorn a été honorée il y a quelques mois par une plaque commémorative apposée sur la façade de la maison qu’elle occupait à Londres, où elle s’est éteinte en 1998. Et ce au moment où les Éditions du Sonneur poursuivent leur traduction de l’œuvre de cette femme hors du commun, témoin des tragédies de l’histoire et du destin chaotique des hommes, qu’elle a couverts pendant plus d’un demi-siècle, depuis la guerre d’Espagne jusqu’à l’invasion du Panama par les GI en passant par le conflit vietnamien. En témoignent ses précieux documents publiés : La Guerre de face (1959), Mes saisons en enfer et J’ai vu la misère, récits d’une Amérique en crise, sur la Grande Dépression, à placer aux côtés des Raisins de la colère.
Proximité empathique
Au soir de sa vie, cette native du Missouri, proche de Leonard Bernstein, d’Eleanor Roosevelt, de Nadejda Mandelstam et de H. G. Wells, avant-dernière épouse de Hemingway, a rassemblé ses meilleurs textes de « paix » publiés entre les années 1930 et 1980 dans les plus grands journaux américains et anglais, loin du front et des combats, sous le titre Le Monde sur le vif (The View From the Ground). Gellhorn considérait le journalisme de terrain « comme un simple passeport », qui lui permettait d’obtenir « un siège au premier rang pour le spectacle de l’histoire en cours ».
Que ce soit auprès des mineurs anglais en grève, des étudiants polonais au moment des émeutes de Nowa Huta, en 1960, des réfugiés palestiniens à Beyrouth, des témoins du procès d’Eichmann ou des Madrilènes interviewés au lendemain de la mort de Franco, elle multiplie les angles, donne une dimension kaléidoscopique à ses textes, saisit le mot qui frappe, le regard qui fait mouche. Comme les plus talentueux snippers du photoreportage. Elle disait : « Je hais la guerre, mais ne nie pas sa contrepartie : la noblesse des individus. » Cette proximité empathique avec les laissés-pour-compte, les victimes du malheur, les underdogs, ceux qui avaient été photographiés par une Dorothea Lange ou chantés par Woodie Guthrie, se double d’un regard critique qu’elle porte avec talent, sans jamais tomber dans la compassion angélique ou le militantisme béat. Gellhorn la globe-trotteuse cherche à saisir et à comprendre, de Haïti au Mississippi, en passant par le Kenya ou le Salvador à feu et à sang, où elle note : « Les droits de l’homme sont réduits à un seul droit : celui de vivre. » En 1949, alors qu’elle est dans la Rome de Rossellini, puis avec les misérables gamins de Naples, elle écrit : « Il semblerait que si l’on aime assez la vie, on peut la forcer à être belle. »
Dans les années 1980, de retour au Mexique où elle avait vécu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle observe que « l’explosion démographique, l’essor de l’aviation et l’avènement du tourisme comme une industrie mondiale de grande ampleur ont changé le voyage, le faisant passer, pour la vieille bourlingueuse que je suis, d’une découverte privée, impétueuse et excitante, à une source de tracas de la pire espèce ».
Un autre retour la marquera, celui effectué à Cuba, après plus de quarante ans d’absence. Il lui inspirera l’un de ses plus beaux reportages, marqué par son avidité à la vie. Tout y est : l’esprit des lieux, comme disait Durrell, les retrouvailles avec les amis, la politique et ses soubresauts, l’amour des paysages, l’écoute attentive des gens, la parole qu’elle donne, les portraits qu’elle brosse. C’est à la fois un condensé de sa vie et la quintessence de ses reportages.
L’incipit : « Le premier matin à La Havane, plantée devant la digue du Malecon, j’ai senti monter les larmes, tant cette ville, finalement, m’avait manqué. Comme une exilée de retour. » Entre-temps, la révolution castriste était passée par là. Gellhorn nous dit l’ocre délabré des façades, la promenade du Prado, la populeuse calle Obispo, l’hôtel Deauville, érigé par feue la pègre nordaméricaine, les rues élégantes du Vedado. Au centre de ces pages lumineuses : le passage à la vaste propriété de la Finca Vigia, où elle avait vécu avec « Hem » à partir de 1939, transformée depuis en musée, puis le détour par le village de Cojimar, où elle s’entretient avec Gregorio, celui qui avait inspiré Le Vieil Homme et la Mer.
En attendant, la postérité a préféré le pêcheur cubain à l’infatigable globetrotteuse. À découvrir absolument !
ISBN : 9782373851892
ISBN ebook : 9782373851984
Collection : La Grande Collection
Domaine : États-unis
Période : XXe siècle
Pages : 800
Parution : 26 septembre 2019