Ma découverte de l’Amérique
Vladimir Maïakovski
Préface de Colum McCann • traduit du russe par Laurence Foulon • INÉDIT EN FRANÇAIS Ouvrage publié avec le concours du Centre national du Livre Prix SGDL Révélation de traduction 2017
En 1925, Vladimir Maïakovski (1893-1930), figure majeure de la littérature soviétique, se rend en Amérique pour y donner une série de conférences. Après une traversée en paquebot qui le mène à La Havane, il arrive aux États-Unis par le Mexique.
Fasciné par la modernité qu’il découvre à New York, Detroit, Chicago, par l’avant-garde artistique et les avancées techniques, il trouve sur le continent américain une illustration de son attirance pour le futur et la technologie. L’acier, le fer, le béton, le verre des mégalopoles et des usines sont les étendards de cette beauté moderne chère au poète futuriste. Mais Maïakovski n’en oublie pas pour autant ses préoccupations politiques et est frappé par les injustices sociales engendrées par le capitalisme insensible qui règne en maître.
Ma découverte de l’Amérique offre au lecteur du XXIe siècle le portrait d’un pays en pleine croissance, mais à l’aube d’un bouleversement historique : la Grande Dépression. Il s’y dessine aussi une critique de l’Amérique, qui, comme le souligne Colum McCann dans sa préface, « continue de faire sens aujourd’hui – et peut-être plus encore depuis les événements de ces dernières années ».
Publié en 1926 en Russie, ce texte n’avait jamais été édité en français dans son intégralité.
1893 : naissance à Baghdati (Géorgie).
1906 : installation à Moscou, après la mort de son père, avec sa mère et ses deux sœurs.
1908 : prise de contact avec les organisations clandestines du parti bolchevik, dont il devient un militant actif. Arrêté à trois reprises, il passe cinq mois à la prison de Boutyrki en 1909.
1911 : entrée à l’École de peinture, de sculpture et d’architecture de Moscou.
1913 : début de sa carrière littéraire. Il devient rapidement un des meneurs du mouvement futuriste après sa rencontre avec le poète et peintre David Bourliouk.
1915 : rencontre Lili Brik alors qu’il entretient une relation avec sa jeune sœur Elsa Triolet. Publication du Nuage en pantalon.
1916 : publication de La Flûte en colonne vertébrale.
1917 : retour à Moscou après la Révolution d’octobre, qu’il accueille favorablement. Publication de La Guerre et l’Univers.
1918 : réalisation du film La Demoiselle et le Voyou. Publication de L’Homme.
1922 : séjour à Berlin et à Paris.
1923-1925 : direction de la revue LEF (Front de gauche des arts), à l’avant-garde du futurisme.
1924 : rupture avec Lili Brik.
1925 : voyage en Amérique, via La Havane et le Mexique.
1926 : publication de Ma découverte de l’Amérique.
14 avril 1930 : suicide de Maïakovski.
Philippe Lançon, Libération
Moitié Jules Verne moitié démiurge, Vladimir Maïakovski voulait faire le tour du monde. Il ne l’a pas fait, mais, en 1925, il passe trois mois en Amérique. Il est triste, plus ou moins séparé de Lily Brik. On voyage pour oublier, ne pas oublier. Le bateau le conduit de France au Mexique, avec escale à Cuba. Obtenir un visa n’est pas simple : les États-Unis n’ont pas reconnu la jeune république soviétique. Le 27 juillet, il passe la frontière au Texas. Des juifs russes l’accueillent. Célèbre et fauché, un géant bolchevique et martien à souliers ferrés entre sur cette terre promise ; mais promise à quoi ? Il la décrit dans quelques poèmes et dans ces textes, inédits en France, publiés dans les journaux soviétiques. Ils ont sa brusquerie sarcastique, sa grammaire futuriste. Les choses vues ont des sursauts de langage. L’œil politique fait de la géométrie.
Chapeliers. Il faut remplir des pages de formulaires, prêter serment. On le retient pendant des heures. Le traducteur donne la règle du jeu : «Si vous ne voulez pas mentir, vous direz la vérité, mais si vous voulez mentir, vous mentirez malgré le serment.» En train à travers le Texas, il voit peu d’avions : «Les sociétés de chemin de fer, puissantes, savourent chaque accident d’avion et s’en servent pour faire de la propagande aérienne.» Il fera la même remarque à propos des fabricants d’épingles, des coiffeurs, des chapeliers : «Le respect de la bienséance profite aussi bien aux vendeurs de chapeaux mous qu’aux vendeurs de chapeaux de paille. Que feraient les fabricants de chapeaux mous si les gens portaient des chapeaux de paille en hiver ? Que feraient les fabricants de chapeaux de paille si les gens portaient tout le temps les mêmes chapeaux ?» Il fallait peut-être un Soviétique, à ce moment-là, pour deviner à quel point l’Amérique est le seul pays où le communisme – grâce au capitalisme – a réussi. Il mord dedans avec joie, énergie : toute cette richesse, toute cette misère, toute cette activité, toute cette puissance, toute cette bêtise. New York est le miroir tordu de tout ce qu’il aime et craint du progrès en Russie. Le voyage au bout de la nuit est un voyage au bout de l’avenir.
Les plus riches mangent «dans des restaurants onéreux des cochonneries épicées», «dans la pénombre parce qu’ils préfèrent les bougies à l’électricité». Pour un Russe qui vit dans la pénurie, c’est risible : pourquoi se passer du confort qu’on développe et qu’on vend ? «Toute l’électricité appartient à la bourgeoisie et elle mange à la lueur des bouts de chandelle. Elle a une peur inconsciente de sa propre électricité. Elle est décontenancée, comme un sorcier qui a convoqué les esprits et ne sait pas comment les contrôler.»
Opéra. Le développement industriel est une chose qu’on finit par coller à la plèbe comme une maladie dont on ne voudrait plus, mais qui vous enrichit. Par exemple, le cinéma : après l’avoir inventé, «ils le refilent au peuple et courent après les abonnements à l’opéra pour y entendre vociférer l’épouse de l’industriel McCormick, qui possède suffisamment de dollars pour faire tout ce qu’elle souhaite et vous écorcher les oreilles». Ne dirait-on pas Trump et sa bande ? Il ajoute : «Aucun pays ne profère autant d’âneries moralisatrices, arrogantes, idéalistes et hypocrites que les États-Unis.» Les descriptions de New York, Chicago, Detroit, de leur saleté, leur violence et leur pauvreté côtoyant la plus extrême richesse, tout cela est taillé en quelques lignes. Les faits sont approximatifs, parfois erronés ; les impressions et les visions, jamais.
Deux événements essentiels ne sont jamais mentionnés. Le premier est la noyade, pendant une promenade en bateau, de l’ami qui lui a obtenu son visa et un appartement à New York, Isaïa Khourguine. Mathématicien, il avait créé une société facilitant les affaires entre l’URSS et les États-Unis. Il était connu et apprécié du monde financier new-yorkais. Le poète veille son cercueil jour et nuit, prononce un discours à ses funérailles. Jamais il n’écrira la moindre ligne sur cette mort qui l’a tant affecté : Khourguine a sans doute été liquidé par des agents staliniens. Le deuxième est l’idylle avec une Russe émigrée de 20 ans, Elly Jones. Leur liaison, intense, reste clandestine : elle pourrait perdre son permis de séjour, il pourrait être inquiété en URSS. Le 28 octobre, il embarque pour Le Havre. Il n’a plus un sou, mais il lui a offert un manteau. Elle rentre pour pleurer, mais ne peut le faire sur son lit : il l’a fait couvrir de myosotis. Elle aura bientôt une fille de lui. A Lily Brik, pendant son séjour, il n’a écrit que 14 télégrammes où il ne cesse de répéter : «Je m’ennuie.» On vit comme on écrit, avec ce qu’on cache sans l’oublier.
Eric Loret, Le Monde des livres
En 1924, le cinéaste Lev Koulechov avait tourné Les Aventures extraordinaires de Mr West au pays des bolcheviks, un film comique moquant les clichés américains contre l’URSS. L’année suivante, Vladimir Maïakovski fait le voyage inverse et visite le Mexique puis les États-Unis. Il mesure deux mètres et parle étrangement fort. Le New York Times, rapporte Colum McCann dans sa préface, le décrit alors comme le « généralissimo d’une armée de troubadours révolutionnaires ». Dans aucun des trois articles de presse ici réunis, le poète soviétique ne raconte ses activités ni ses rencontres. En revanche, bien décidé à ne pas sombrer dans la généralisation, il applique de clairs principes poétiques : « ne pas admirer (…) mais organiser ». Et de dérouler « l’immense film américain » selon une technique qui rappelle le « ciné-oeil » de son ami Dziga Vertov : les activités décrites sont regroupées par genre ou par « ressemblance ». La plupart sont l’occasion d’un tableau productiviste, et parfois humoristique : « Le céleri contient du fer. Le fer est utile aux Américains. Les Américains aiment le céleri. »
Le spectre de notre présent
Maïakovski s’intéresse aux frontières (le passage du Mexique aux USA est un moment aussi cocasse que d’actualité), à la prohibition, aux avions, aux trains et autres Escalator. Mais surtout aux travailleurs. Aux ouvriers et employés, dont il détaille le déjeuner, proportionnel aux émoluments de chacun, comme si manger était une fonction du taylorisme. L’homme américain est d’ailleurs une machine : il ne s’entend plus parler à cause du bruit constant de son industrie, constate le poète, « alors pour ne pas perdre l’habitude de remuer les lèvres, il ne reste qu’à mâcher silencieusement la gomme à mastiquer américaine, le chewing-gum ». Parfois la machine fait grève. Assez vite, Maïakovski s’aperçoit qu’on peut tout acheter, y compris le pouvoir politique ou l’impunité : il s’étonne que des chefs du Ku Klux Klan meurtriers et violeurs soient laissés en vie, tandis que Sacco et Vanzetti sont condamnés à mort. Mais jamais, à l’opposé d’un Tocqueville, il ne produit une théorie générale de l’Amérique. Bien entendu, le lecteur contemporain croira croiser le spectre de notre présent entre chaque page. Jusqu’à cette maxime sur la bourgeoisie d’outre-Atlantique, qui semble valoir pour l’ensemble de nos démocraties surchauffées : « elle a une peur inconsciente de sa propre électricité. Elle est décontenancée, comme un sorcier qui a convoqué les esprits et ne sait pas comment les contrôler ».
ISBN : 9782373850390
ISBN ebook : 9782373850598
Collection : La Grande Collection
Domaine : russe
Période : XXe siècle
Pages : 152
Parution : 19 janvier 2017