Mousseline et ses doubles
Lionel-Édouard Martin
Ouvrage publié sous la direction de Marc Villemain
Lors d’un séjour à Paris, Mousseline s’émancipe de la tutelle paternelle et rencontre Joseph. Avec lui, elle découvre la ville, la littérature et l’amour. Leur passion, aussi imprévisible que totale, est tragiquement interrompue. Elle décide dès lors de s’installer dans la capitale et y ouvre une agence matrimoniale. En charge de l’éducation de son neveu Michel, elle reporte son affection sur l’enfant, avec le désir inconscient de lui voir endosser la personnalité de Joseph. Michel devra alors parvenir à s’imposer pour devenir pleinement lui même — un écrivain.
À sa manière sensible, poétique, imagée, Mousseline et ses doubles est une saga française et familiale, qui débute à la fin du dix-neuvième siècle en province et s’achève de nos jours à Paris. C’est un voyage à travers la France, sa géographie, son histoire (la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Algérie…). On y retrouve l’intérêt de Lionel-Édouard Martin pour les années 1950 et 1960, dans lesquelles bien des lecteurs pourront trouver un écho à leur propre héritage.
Christine Bini, La lectrice à l’œuvre
Le dernier roman de Lionel-Édouard Martin est l’histoire d’une jeune fille de province qui monte à Paris à la fin des années 1950. Elle séjourne chez son frère jumeau et son épouse, qui viennent d’avoir un bébé. La jeune fille, surnommée Mousseline, découvre la capitale, fait la rencontre d’un jeune homme séduisant, cultivé… Oui, bon, tout cela est dans le roman, c’est vrai. Mais tout cela n’est que l’écume de Mousseline et ses doubles.
On pourrait dire de ce roman qu’il est l’histoire d’un écrivain et presque l’histoire d’une écriture. Le bébé du frère et de la belle-sœur — dont Mousseline aura la charge — est devenu écrivain. Il a cinquante-trois ans et raconte l’histoire de sa tante. Il remonte jusqu’à la naissance des jumeaux, à la mort en couches de la grand-mère, aux seins de la nourrice, en novembre 1935. La province des années d’avant-deuxième guerre mondiale a encore des allures de dix-neuvième siècle, et lorsque Mousseline découvre Paris, vingt ans plus tard, elle change non seulement de lieu mais d’époque. La ville lui donne des ailes, et ne l’effraie que peu de temps. Le neveu qui raconte l’histoire de sa tante — et la sienne — recrée les ressentis et sentiments de son héroïne. Car Mousseline a tout de l’héroïne : orpheline de mère, veuve sans être mariée, élevant un enfant qu’elle n’a pas mis au monde, créant son entreprise avec l’argent de son héritage qui a « travaillé » durant son enfance… Une forte femme. Une femme sentimentale devenue forte parce que n’ayant pas d’autre choix. Émancipée et fragile.
L’histoire de l’écrivain, donc. En remontant aux origines de son père et de sa tante — les jumeaux nés en 1935 de la grand-mère Lise morte en couches — il balaie un demi-siècle d’histoire des mentalités. Les conversations entre les personnages sont rendues sur le mode du temps — fond et forme. En province, le non-dit et l’implicite sont de mise. On parle peu, on ne dit pas ces choses-là, on se comprend. À Paris, le frère jumeau a acquis le langage du lieu : son argot est plus canonique que celui des Titis, comme peut l’être l’accent méridional forcé d’un nordiste qui s’installe à Marseille et veut « s’intégrer ». L’écrivain remonte aux origines. Lui, il est né et a vécu à Paris. Mais c’est au lieu originel qu’il retourne, en s’installant dans la maison héritée de son grand-père, cinquante ans plus tard. Et là, sur le terroir-terreau familial, il raconte sa tante. Il la fait parler. Leurs deux voix de narration alternent.
L’histoire d’une écriture (ou presque) : pour le lecteur familier de Lionel-Édouard Martin, le motif de la jeune fille comme mystère à éclaircir est récurrent. Dans Anaïs ou les gravières, en 2012, la jeune fille était une énigme contemporaine sur laquelle il fallait enquêter. Dans Mousseline et ses doubles, la jeune fille est un motif qui permet une remontée dans le temps, et qui ouvre sur la découverte de la littérature. Le jeune homme que rencontre l’héroïne à Paris lui fait découvrir les grands textes, parmi lesquels émerge Madame Bovary, l’histoire de cette provinciale qui s’ennuie. « Madame Bovary : ce bonbon féroce qui plus d’une fois t’a mordu la bouche. Tu le suces, puis le croques. En gare de ***, ne reste plus que l’os ». L’écrivain, autour de la tante en jeune fille, tisse une mousseline d’écriture, au vocatif.
Il y a, dans l’expression « littérature de terroir », quelque chose de condescendant. Lionel-Édouard Martin – comme Marie-Hélène Lafon, dans une autre manière – explore son terroir poitevin, mais explore avant tout la langue française et notre culture commune. Les jumeaux se nomment Pierre et Marie(lle), le jeune homme dont Mousseline tombe amoureuse, Joseph – et il est charpentier, ou tout comme. Le bébé qui devient écrivain a été baptisé Michel. Plus qu’en terrasseur de dragon, c’est en peseur des âmes qu’il s’exprime. Mousseline est encore bien vivante. Il revient à Michel l’écrivain de prendre en charge, au moins dans et par l’écriture, les morts accidentelles dans lesquelles périssent les hommes de la jeune fille : son frère, son fiancé. Et, par là, l’écrivain exprime aussi le poids des âmes qu’il porte en lui : celles de ses parents, morts sans sépulture. Ces « accidents » sont aussi narratifs. Dans Mousseline et ses doubles, Lionel-Édouard Martin manie parfaitement le suspens narratif : le lecteur doit attendre pour apprendre quel genre d’entreprise ouvre Mousseline, de la même façon qu’il lui faut attendre la fin du roman pour comprendre pourquoi Mousseline a élevé son neveu.
Mousseline et ses doubles est une belle histoire, un peu triste et pleine d’espoir, qui fait revivre une partie des années 50-60. Oui, bon, c’est vrai. Le roman raconte cela. Mais sous l’anecdote – non, au-dessus – c’est l’écriture qui touche
Anne Bert, Salon littéraire
Mousseline et ses doubles redonne ses lettres de noblesse aux mots populaire et terroir. C’est d’ailleurs sans doute plus un roman de territoires que de terroir : les époques traversées, la géographie, la topographie, collectives et individuelles, celles des terres et du bitume, des logis, des chez soi, mais aussi celles des corps et des cœurs, tous ces espaces explorés donnent son sens et sa densité à ce récit familial identitaire.
Mousseline, l’héroïne provinciale quitte son père pour monter à Paris voir le bébé de son frère jumeau. C’est la découverte de Paris dans les années 1950, ses odeurs et ses rues, ses gens et ses quartiers. En musardant, Mousseline se découvre aussi.
Il y a un petit quelque chose de Zazie chez la jeune femme qui court la capitale toute seule, plan à la main et s’extasie et s’étonne, et s’étourdit lorsqu’elle prend le métro ou déambule sur les trottoirs.
La sage Mousseline se grise et chaque jour élargit le champ de son exploration, jusqu’au cimetière du Père-Lachaise où elle rencontre un homme très singulier, Joseph. Un homme qui commerce avec les morts et le bois et lui apprend ce que sont l’art et la littérature. Un homme qui va devenir son Joseph, comme elle aime le dire, le possessif la réchauffe et l’échauffe.
Mousseline est amoureuse et si le hasard lui a été doux en le mettant sur son chemin le destin sera cruel en lui ôtant brutalement de ses bras. Elle qui voulait tant voir la mer, cette mer qui se serait faite mère pour elle, lui avait promis Joseph.
L’histoire de Joseph et de Mousseline est le pilier de ce roman mais d’autres s’y mêlent, celle de Mousseline et de son neveu Michel qu’elle va vouloir, puis devoir élever, le destin ayant encore une fois cruellement frappé. Les êtres chers à Mousseline ne font pas vieux os.
Le neveu est le portrait craché de la mère de Mousseline, morte à sa naissance, tout le monde le dit tellement c’est fascinant, alors lorsque Mousseline le regarde téter, elle regarde sa mère téter, aimantée.
Et les identités se floutent. Comme celle de Michel qui se construira tout contre sa tante et dans l’ombre de Joseph disparu, dont il devra s’émanciper.
Lionel-Édouard Martin ne s’embarrasse d’aucun formalisme, d’aucun formatage, il donne à ses phrases et à ses mots un rythme libre et une saveur qui éveillent les cinq sens. Ca cause titi parisien et régional, les mots viennent du cœur et du ventre.
La narration qui s’étire sur cinquante ans est à double sens, le narrateur est le neveu, puis Mousseline ; ils se répondent sans se ménager, s’emparent du récit, l’abandonnent, y reviennent sans que les chapitres ne sectionnent l’échange. Du je on passe au tu. Ce procédé rapproche le lecteur des scènes, le laisse pénétrer leur histoire et les points du vue.
Quant au rares dialogues entre Joseph et Mousseline, ils sont délicieux, jeux de mots, d’esprit, poésie à l’état de pure prose.
Il y a dans ce roman autant de gouaille que d’élégance, d’élan que de retenue, de solitude que de partage, et beaucoup d’amour qui se planque pudiquement. Voilà un bien joli moment de littérature !
ISBN : 9782916136769
Collection : La Grande Collection
Domaine : Littérature française
Période : XXIe siècle
Pages : 312
Parution : 25 septembre 2014