Pourquoi le saut des baleines
Nicolas Cavaillès
Prix Gens de mer, 2015
Cet ouvrage, essai cétologique autant que fantaisie littéraire, s’attaque à l’un des mystères les plus tenaces et les plus fascinants du règne animal : les bonds prodigieux qu’effectuent les grands cétacés hors de l’eau. Si de nombreuses hypothèses ont été formulées à ce sujet par les biologistes, aucune n’a convaincu.
Explorant une piste personnelle, Nicolas Cavaillès théorise ici sur ce que les baleines se tordant au-dessus de l’océan doivent à l’ennui et à l’absurde ; il invite à considérer leur saut comme une victoire sur l’insupportable et comme une manifestation exemplaire de la plus haute des libertés.
Né en 1981, Nicolas Cavaillès est l’éditeur de Cioran dans la Pléiade (Gallimard, 2011) et l’auteur de Vie de monsieur Leguat qui a remporté le prix Goncourt de la Nouvelle 2014 et de Pourquoi le saut des baleines, Prix Gens de mer 2015, Les Huit Enfants Schumann, mention spéciale du jury du Prix Françoise Sagan et du Mort sur l'âne.
Veneranda Paladino, Les Dernières Nouvelles d’Alsace
Après Vie de monsieur Leguat, Goncourt 2014 de la nouvelle, Nicolas Cavaillès sonde dans une rêverie poétique qui est aussi traité métaphysique l’énigme des prodigieux sauts de cétacés. Réjouissant.
La question n’est pas si oiseuse ou désinvolte qu’elle semble paraître. Pourquoi le saut des baleines, s’interroge le passionné Nicolas Cavaillès.
De ce grand connaisseur de Cioran, traducteur du roumain, on avait plébiscité Vie de monsieur Leguat, à l’instar de l’Académie Goncourt qui en fit le lauréat de la Nouvelle, l’année passée.
Avec la sagacité d’un esprit teinté de l’humour désespéré propre au philosophe nihiliste roumain disparu il y a vingt ans, Nicolas Cavaillès s’attaque donc à l’un des mystères les plus coriaces et les plus fascinants du règne animal : les bonds prodigieux qu’effectuent parfois les grands cétacés hors de l’eau.
En quelque 70 pages, son livre contient une fantaisie littéraire, un essai cétologique et un traité métaphysique réjouissant — distingué récemment par le prix Gens de la mer.
Enchâssant données scientifiques, biologiques, hypothèses anthropomorphiques et projections rêvées, l’auteur dédie sa fantaisie au poète russe persécuté Guennadi Samoïlovitch. Qui traversa le continent carcéral qu’a été la Russie moderne, depuis la Baltique. Les longues méditations nocturnes de Cavaillès doivent beaucoup à l’intense description que fit le poète d’une baleine à l’agonie dans un océan de deuil. L’image « attisa cette intuition primordiale : pas plus qu’il n’y a de fumée sans feu, écrit Cavaillès, il ne saurait y avoir de bond de baleine sans un drame sous-jacent ».
Pourquoi ? Un océan de questions avec des hypothèses qui moutonnent à l’horizon de flots déchaînés met en scène l’opéra tragique des baleines.
L’auteur postule un vide existentiel, l’ennui, l’absurdité du saut. L’étrangeté gratuite et ostentatoire, cette tentative d’esquive de la vie vide exprimerait un sentiment d’inadéquation, d’inappartenance à l’existence, voire de malaise.
Cavaillès relève les comportements différents des baleines dites franches, dont celle du Grœnland qui bondit rarement mais de nombreuses fois de suite. « Elle s’élève à la verticale, émerge à 75 % et retombe sur le flanc. Elle aère sa tête plus qu’elle ne saute…» On pourrait parler d’érection céphalique flanchée. Moins massive la baleine noire et sa cousine franche australe qui retombe en arrière, en cambrant le dos : érection céphalique périlleuse, écrit alors Cavaillès.
Il y a aussi les rorquals, les mégaptères ou baleines à bosse, jubartes, poissons de Jupiter. Ces derniers réalisent un « saut par excellence, impétueux, puissant, total. Un saut carpé-flanché intégral vrillé ».
Hors des abysses, le comportement de ces géants de la mer nous plonge dans d’abyssales interrogations. L’auteur n’en finit pas d’épuiser « ce maudit pourquoi qui se nourrit de tout, et ne recrache rien : dans le fond, on ne sait jamais pourquoi rien du tout. »
Traumatisé par les limites de l’existence, par les arrangements ennuyeux qu’elle encourage, par la médiocrité du pacte avec le réel, on se rêve en mégaptère, baleine à bosse, jubarte ou poisson de Jupiter. Capable d’une telle insurrection, d’un soulèvement aussi puissant.
Guillaume Contré, Le Matricule des anges
Pourquoi le saut des baleines. Le titre est indéniablement programmatique et l’absence de point d’interrogation final joue d’une certaine ambiguïté : s’agit-il de se demander « pourquoi » les cétacés sautent, ou de nous révéler enfin « pourquoi » ces énormes bestioles se livrent à si surprenante pratique ? En vérité, nous dit l’auteur, « ce maudit pourquoi se nourrit de tout et ne recrache rien » ; il ne cesse de nous glisser entre les mains, ce qui pourrait bien être une bonne raison pour s’y pencher d’un peu plus près.
Partant de telles prémices, il s’agira dès lors dans ce court récit de tendre délibérément vers une approche poétique des choses. Plutôt que d’égrener des faits et de les confronter jusqu’à parvenir à de contondantes conclusions, Nicolas Cavaillès préfère se livrer à une méditation rêveuse autour de ce mystère, ces baleines qui depuis des millénaires jaillissent sans raison apparente de l’eau (il ne s’agit pas pour elles d’avancer plus vite, ni d’attraper quoi que ce soit au vol, encore moins de faire le beau) et fendent l’air de leur masse imposante avant d’« éclabousse(r) l’univers ». Tel « un animal surexcité pactisant secrètement avec la déraison », elles sont emportées par un « trop plein d’énergie et d’oisiveté ». Le saut des baleines intrigue en ce qu’il semble parfaitement gratuit, pur ornement ne répondant à aucune nécessité dans une nature qui semble pourtant implacablement gouvernée par cette même nécessité.
Pour l’auteur, c’est l’occasion d’envisager toutes sortes de théories, absurdes ou plausibles : le saut comme crise d’épilepsie ; comme technique pour se débarrasser de parasites qui « se fixent ou se promènent sur la peau » ; comme moyen de ne pas se retrouver prisonnier des glaces ; pour combattre la tiédeur d’une mer conçue comme une gigantesque piscine où « l’ennui doit être à hurler », il s’agira alors de « détruire dans sa chute des eaux trop apathiques » ; etc.
Pour les baleines, dont les différentes espèces ont chacune leur façon bien à elle de parcourir les airs, discrète ou spectaculaire, le saut constituerait en « une poignée d’instants de leurre tels qu’elles puissent se sentir comme des êtres singuliers imposant leur réalité au monde extérieur, et non comme des êtres sans substance jouant leur maigre rôle dans un vaste mécanisme dépourvu d’intérêt ». La question serait donc « d’introduire du jeu dans le tissu des nécessités ».
Tout cela, pourtant, ne cesse de nous rappeler Cavaillès, n’est que tissu de conjectures, car rien ne nous dit que l’animal fasse « jamais quoi que ce soit qui ait une fonction profonde ». Il y a de ce point de vue un esprit ludique qui traverse tout le livre, qui ne se prend jamais trop au sérieux, ne cessant au fond de nous rappeler ce que l’exercice peut avoir de vain, que les certitudes sur cette question comme sur tant d’autres peuvent retourner au vestiaire de leur inanité. Le chapitre où, partant du théorème d’Archimède, l’auteur en imagine une version parodique qu’il qualifie « d’exaspérée » pour tenter de décrire quelle sorte de poussée est aux manettes quand l’animal bondit hors de l’eau, en est la meilleure des illustrations. Dans sa volonté de vouloir toujours tout quantifier, l’homme ne se perdrait-il pas un peu en chemin ? Les mystères sont-ils tous faits pour être résolus ?
Convoquant dans cette promenade en cétologie des personnalités aussi diverses que le capitaine Nemo et son collègue Achab, qu’Aristote, Glenn Gould ou Dostoïevski, Nicolas Cavaillès s’amuse de ses vieilles questions, de l’éternel pourquoi qui toujours nous taraude, « huit lettres que rien ne rassasie », notre acharnement à tisser à partir d’indices parfois douteux une trame qui nous échappe et que nous voudrions croire palpable. Si l’exercice est au fond assez classique – à l’instar du style élégant de l’auteur –, le résultat n’en est pas moins délectable.
ISBN : 9782373852561
Collection : La Grande Collection
Domaine : Littérature française
Période : XXIe siècle
Pages : 72
Parution : 17 mars 2022