Tendres rumeurs
Dominique Sigaud
Hiver 2014. Martine Laval contacte Dominique Sigaud. Lui demande : « Écris ce que la vie signifie pour toi. » Exclamations. Stupeur. Et rires. Dominique Sigaud lui répond quelque chose comme : « Ok, ta question tombe à pic. Puisque tu me le demandes. Je m’y colle. Bien obligée. Cadeau de l’amitié. »
Regarder dans le rétroviseur, faire le point sur le présent. Tordre les clichés, aller à l’essence. Des labours plus qu’un labeur. Mais c’était déjà sans compter sur le réel, toujours prompt à faire se rencontrer la vie et l’écriture. La mort de la mère, peut-être d’une langue maternelle. Puis, le même jour, la révélation d’un cancer et l’annonce de la tuerie de Charlie-Hebdo. Dès lors le texte sur ce que la vie signifie pour elle, adopte le télescopage, nouveau moteur de l’écriture. Dominique Sigaud, dans une langue au plus près d’elle-même, de sa propre vérité, scande des « comptes à rebours », rageurs, vivifiants, met en résonnance les conflits qu’elle s’est choisis… ou pas. Ceux d’hier, du Rwanda, du Liban, de l’Algérie, ceux d’aujourd’hui. Ceux d’une femme qui ne se résigne pas, qui fouraille l’écriture pour trouver sens. Écrire comme on va à la guerre, comme on défie la mort. C’est du Sigaud.
Profession : journaliste indépendante. De 1984 à 1996, Dominique Sigaud, née en 1959, couvre les conflits en Algérie, en Tunisie, au Liban, au Soudan, au Rwanda, etc. Elle publie ses reportages dans Le Nouvel Observateur, Télérama, dans des quotidiens belge et suisse. En 1996, elle reçoit le prix de l’association des Femmes Journalistes. Depuis, elle se consacre à la littérature : écrire des livres devient la solution pour dire, creuser le monde, lui donner corps. Elle a notamment publié La Vie là-bas comme le cours de l’oued (Gallimard, 1996), Blue Moon (Gallimard, 1998), The Dark Side of the Moon (Actes Sud, 2004).
Aliette Armel, L’Obs
L’urgence de ce matin c’est, en fait, de lire Dominique Sigaud, le court texte Tendres rumeurs publié par Martine Laval dans sa collection aux Éditions du Sonneur, au titre en forme d’interrogation existentielle : « Ce que la vie signifie pour moi ».
« J’étais retournée au dictionnaire, écrit Dominique Sigaud qui s’interroge sur ce que son éditrice lui demande. Reprendre les mots un à un, m’assurer de les avoir compris. « Signifier » : « être le signe de », « avoir pour sens ». C’était un peu plus facile. De quoi la vie est-elle pour moi le signe ? Quel sens a-t-elle pour moi ? La vie est pour moi le signe que je suis en vie, que j’ai été mise au monde jusqu’à n’y vivre plus ; avoir été faite vivante parmi d’autres, au même titre que ressac sur les rochers, pluies chaudes, soleil écrasant. »
Dans l’existence de l’auteur et dans le livre écrit à un « je » profondément authentique surgit alors une « coïncidence » dramatique et confondante : le lendemain du jour où elle a écrit cette affirmation de vie, elle reçoit un tonitruant signe de la mort. L’annonce qu’elle est atteinte d’un cancer.
Le livre revient alors sur certaines circonstances de sa vie : sa naissance, les traumatismes de l’enfance qui la conduisent peu à peu à « divorcer de soi », à renoncer mais aussi à résister, les choix de l’âge adulte qui la mènent sur des lieux en guerre aux quatre coins du globe. Elle s’attache à distinguer l’essentiel, à le décrire en phrases vibrantes, souvent réduites à l’action du verbe ou à la justesse du substantif : « Je découvre que les mots dire et dignité ont la même racine. Je n’en suis pas surprise » écrit Dominique Sigaud et ce manque d’étonnement ne nous surprend pas non plus, nous qui la lisons. Son langage refuse tout corruption. Il se retire de toute séduction pour mettre sa puissance au service des multiples sens du mot éclat : « lumière puissante, rire, cri, ou pénétré dans la chair, le morceau de métal, d’obus, de balle. Éclat de voix, de rire, d’obus ou lumineux. La vie comme éclat mais lequel ? Avoir à choisir. Se défaire de ce qui, logé en soi, conduit à sa propre défaite. C’est le retournement, la vie comme retournement. Le cancer étonnamment peu montrer ça. Un jour, procéder au retournement. Un tour complet à l’intérieur de soi. Passer à autre chose. »
Passer à autre chose en voyant la maladie non comme un combat mais comme une sinuosité, un détour : « épouser ce creux que la maladie engendre, tendre l’oreille au son qu’elle produit »… se recommande Dominique Sigaud.
Passer à autre chose en dialoguant avec son éditrice et amie à travers un texte au plus proche de ce que la question exige : qu’est-ce que « la vie signifie pour moi » au moment où elle menace de se dérober…
Je crois à l’efficacité de la lecture et de l’écriture pour accompagner mais également transformer le chemin de la vie. Le livre de Dominique Sigaud en est une illustration flamboyante et son épilogue ne doit rien au merveilleux mais tout à l’authenticité d’un parcours libre de tout pathos, de toute plainte, de tout mépris à l’égard de soi tout autant que des autres, et qui, à chaque détour de page, interroge la langue pour transmuer le réel tout en s’y ancrant en profondeur.
Mais pour que cette efficacité soit totale, il faut que le lien entre écriture et lecture ne soit pas rompu : lecture de l’éditrice, des libraires, des critiques, du « public ».
C’est ce lien que je tisse ici pour un livre qui m’a touchée et qui s’est imposé dans ma journée par un fil de circonstances comme je les aime.
Suivez ce fil, n’hésitez pas car, n’est-ce pas, « Lire et écrire, c’est mieux vivre ! »
Sophie Quetteville, Diacritik
Tendres rumeurs, l’un des quatre premiers titres parus dans la très belle collection dirigée par Martine Laval « Ce que la vie signifie pour moi » aux fabuleuses éditions du Sonneur, est l’œuvre de l’anciennne reporter de guerre et écrivain Dominique Sigaud. Texte court, demandé spécialement pour la collection, mais pas moins grand texte.
Dominique Sigaud démarre son livre en rappelant que « Nous avons vu le jour en une fois ». Que « La langue sait, prophétise ; déclare ce que nous devenons. Des voyants. » Voir, certes, ce que nous avons tous en commun et d’abord cette lumière. Naître serait alors perdre le lieu d’origine et gagner l’éclat : « Je me demande si cela reste ensuite, s’il n’y aurait pas en nous ce mouvement perpétuel où de la perte peut surgir l’éclat. ».
Ainsi partir de la naissance, des débuts que l’écrivain apprécie tant car « eux permettent de tout refaire », pour comprendre le sens de « ce que la vie signifie pour moi », pour triturer cette phrase, la modifier (ce que la vie représente pour moi), trouver des pistes sans cesse différentes. Trouver du sens, à une phrase, à la vie mais surtout finalement au langage qui est ici primordial. Se confronter au réel, « Le Réel, c’est quand ça cogne. ». Et le réel n’épargne pas Dominique Sigaud en ce début janvier 2015 : alors qu’elle se confronte au texte, elle doit aussi affronter l’annonce de la maladie, de la lutte qu’il va falloir mener. Il faut alors trouver un nouveau langage :
« Il est devenu impossible de rester dans ce territoire de langue en moi, familier, que je connais depuis si longtemps pour répondre à ta question, cette langue devenue au fil du temps comme une chair me constituant, épaisseur tendre, langue à la fois père et mère qui me permet d’écrire, bain de langue constitué en moi lentement que j’aime tant savoir présent. Je le pressens d’emblée, cette langue ne me sera d’aucun secours ; elle est la langue d’avant. Là il s’agit d’autre chose. Comme on m’aurait propulsée hors d’un langage, que l’essentiel serait d’en trouver un autre.
Je ne peux répondre à ta question sans descendre jusqu’à la zone de guerre, dedans ; l’endroit en moi où ça s’entretue. C’est clair aussi d’emblée. Je n’ai plus le choix. Je ne suis pas sûre qu’il y ait encore de la langue à cet endroit ou suffisamment pour ce que j’ai à faire ; il faudra quand même.
Dans cette zone se tient l’enfant que je fus. Je l’ai abandonnée sur place il y a longtemps, impossible à emmener, trop abîmée. Ces enfants-là attendent indéfiniment qu’on vienne les reprendre. »
Ainsi se retourner sur sa vie : l’enfance surgit, dure, dans un temps de la dislocation où l’on ne fait que « mesurer l’impossibilité d’être. » Et être une première fois sauvée par la langue. Puis l’adolescence, puis la carte de presse, Beyrouth, le Rwanda, l’Algérie, le Sud-Soudan « cet épicentre où se mêlent ce qui vit, ce qui chante, ce qui lutte, ce qui abandonne. Guerre et paix. » S’interroger sur la vie à partir des expériences de guerre, donc de destructions, de violences, de morts.
Ce texte est un hymne aux mots, à leur sens, à la langue, à l’écriture comme moyens ultimes de formation de l’être depuis l’enfance et le premier mot, comme outils de rébellion, comme façons de se mettre face au monde. Repenser le lien, « Lie-un ».
« Je sais que chacun à notre manière, nous écrivons pour mettre de l’ordre dans nos représentations. »
Car oui, ce texte interroge la langue et ses représentations, la langue de convenance, celle qui permet également le pire, celle qu’utilisa Hitler, « cette langue désossée est celle de la mise à mort ».
Se pencher sur la signification de la vie, c’est aussi creuser l’identité. « Dans ce que la vie représente pour moi, il y a ce corps féminin m’identifiant. Mais c’est comme en retrait. Identité incomplète, méfiante, presque m’évitant. Appartenir à la condition humaine dite féminine ; savoir nettement ce qui la différencie de l’autre, très tôt aussi ce que certains hommes en font : corps féminin pénétrable. » Mais là encore Dominique Sigaud en revient à l’espace langagier « ce que je sais de moi comme femme naît au contact de la puissance d’écrire. […] Écrire. Baiser. La langue quand elle n’est plus contrainte, enfermée, étroite, excite ma libido. »
Langue et sens des mots, langue pour séduire et corrompre, langue comme pivot essentiel, dans l’Histoire, dans la vie du cercle familial, langue pour nommer ou dénommer le monde. Langue qui oscille entre le passé et le présent. Langue exterminatrice mais aussi celle des livres : ce mot, livre, « Un des seuls à contenir Réel, Imaginaire ou Symbolique ensemble. Livre, dès lors que poétique, littéraire, possédant sa propre langue, est l’antithèse de la langue exterminatrice. »
Dominique Sigaud a écrit là un texte d’environ soixante-dix pages qui permettrait de disserter des heures, un texte qui fait face à la maladie, car « traverser est la seule option », qui l’effleure pour faire une fois de plus de la langue une arme qui donne du sens ou du moins l’interroge.
Je terminerais sur cette dernière citation : « Que ma langue aussi puisse en recoudre certains, je le sais », recousue je le fus, trois fois, trois lectures de ce livre, de ces Tendres rumeurs qui hantent désormais la lectrice que je suis. Des pages de pure littérature, d’écriture en miroir entre l’écrivain et le monde.
ISBN : 9782916136905
ISBN ebook : 9782373850604
Collection : Ce que la vie signifie pour moi
Domaine : Littérature française
Période : XXIe siècle
Pages : 80
Parution : 24 septembre 2015