Une immense sensation de calme
Laurine Roux
Texte publié sous la direction de Marc Villemain.
Prix SGDL Révélation 2018
Alors qu’elle vient d’enterrer sa grand-mère, une jeune fille rencontre Igor. Cet être sauvage et magnétique, presque animal, livre du poisson séché à de vieilles femmes isolées dans la montagne, ultimes témoins d’une guerre qui, cinquante ans plus tôt, ne laissa aucun homme debout, hormis les « Invisibles », parias d’un monde que traversent les plus curieuses légendes.
Au plus noir du conte, Laurine Roux dit dans ce premier roman le sublime d’une nature souveraine et le merveilleux d’une vie qu’illumine le côtoiement permanent de la mort et de l’amour.
Xavier Houssin, Le Monde des livres
Le présent est devenu le seul temps qui compte. Il s’étire à l’infini comme une plaine gelée qu’aucune saison tiède ne réchauffera jamais. L’avenir ne s’ouvre à rien. Les lendemains sont barrés, inaccessibles. L’idée même d’espoir a ainsi été effacée. Quant au passé, il a sombré avec tout l’ancien monde. Et il n’en demeure pas une trace, pas un souvenir. Ce qui reste d’humain s’est réfugié dans un très grand oubli.
Pour son premier roman, Laurine Roux nous emmène dans un inquiétant univers. On comprend qu’une guerre soudaine a dévasté un pays et que les survivants se sont ensauvagés. La contrée est rude, couverte d’une forêt boréale accrochée à des montagnes hostiles. Percée de lacs profonds que continuent à geler d’éternels hivers. La minuscule société de rescapés qui s’y maintient se défend contre les bêtes, et aussi contre « les invisibles », menaçantes créatures qu’a produites le cataclysme.
D’emblée, on pourrait croire qu’Une immense sensation de calme est un texte dans la veine de toute cette série de romans post-apocalyptiques qui court de La Peste écarlate, de Jack London (1924 ; Actes Sud, 2001), à La Route, de Cormac McCarthy (L’Olivier, 2008). Mais l’événement destructeur se trouve assez vite relégué à un simple argument. Ce qui porte ce livre étrange et envoûtant est une histoire d’amour.
D’étranges métamorphoses
« À présent il faut que je raconte comment Igor est entré dans ma vie. » Cette toute première phrase ressemble à s’y méprendre au « Il était une fois » qui commence les contes. La jeune narratrice, dont on ne saura pas le nom, a été recueillie à la mort de sa grand-mère par une famille de pêcheurs. Chez eux, elle a appris à creuser des trous dans la glace des lacs pour hameçonner les carpes, à remonter les nasses, à sécher les poissons. Et voilà qu’elle rencontre un homme qui l’emporte dans sa fuite animale. Un homme-loup ou renard. Celui qu’elle attendait. Avec lui, elle ira jusqu’aux confins du monde. Bravant la douleur, les maléfices, les peurs.
Comme dans tous les contes, il y a des sorcières, des enfants malheureux, d’étranges métamorphoses. Des paroles magiques et des philtres miraculeux. Laurine Roux va puiser dans les légendes de l’Est, le folklore russe, les mythologies bulgares. Elle s’en empare et les mêle à une troublante intimité des sentiments, des élans, des sensations. Ce qu’elle livre ici est une pulsation sensible. Une histoire de femme. Du début à la fin. « Cela dure un instant ou de longues minutes, je ne saurais le dire car le temps vient de s’abstraire du monde. Le regard d’Igor abolit mon être. Il m’absorbe et arase toute autre réaction qu’un immense afflux de sang. Partout dans mon corps mille particules soulèvent mes membres, et c’est à la fois de la peur et de la glace, du miel et de la lavande. »
La nature, dans ce livre, est un personnage entier. Avec sa flore et son bestiaire. Souvent hostile, serrant les êtres dans son étau d’hiver. Mais on y trouve des pistes, des chemins pour s’échapper. La jeune fille et Igor sont des Poucet égarés en forêt. Le conte est noir s’il ne finit pas bien. Qui peut en décider ? Dans Une immense sensation de calme, la noirceur s’apprivoise. Elle se révèle en nuit, tombant presque apaisante sur le monde déchiré. Les chagrins, la peine et les cauchemars d’enfants.
Jérôme Leroy, Causeur
Laurine Roux l’envoûteuse. Une maîtrise rare pour un premier roman.
À la lecture d’Une immense sensation de calme, le premier roman de Laurine Roux, on a éprouvé la même émotion que lorsqu’on avait lu pour la première fois Les Saisons du trop méconnu Maurice Pons (1927-2016). Pour nous, ce n’est pas un mince compliment. On souhaite d’ailleurs que ce court roman avec sa force d’envoutement, son écriture âpre, sensuelle et précise à la fois, de cette précision hallucinée des rêves ou des contes, connaisse une destinée semblable aux Saisons. C’est-à-dire de trouver des lecteurs qui ne se compteront pas forcément par bataillons entiers mais qui resteront marqués par leur découverte et feront circuler Une immense sensation de calme comme un mot de passe. Cela permettra à ce roman de franchir le temps car il vaut mieux cinq mille lecteurs qui ne vous oublieront plus jamais à des centaines de milliers qui vous auront consommé comme une denrée périssable.
Il y a, par exemple, chez Laurine Roux une manière identique à celle de Maurice Pons de créer un monde parallèle par petites touches qui lui donnent une véritable consistance. Il faut dire que dans Une immense sensation de calme, nous sommes dans un espace et une époque insituables. Bien sûr, on trouvera des ressemblances avec la Russie, l’essentiel de l’action se déroule dans un paysage de glace, de lacs, de taïgas ou de forêts impénétrables. Bien sûr, nous sommes probablement dans l’avenir, mais tout aussi indéterminé. Il y a eu une guerre, autrefois, comme le raconte sa grand-mère Baba à la narratrice encore enfant : « Un soir, Baba m’avait parlé de l’ancien monde. D’habitude, ceux qui l’avaient connu se taisaient. La guerre avait laissé tellement de cicatrices qu’ils faisaient comme si rien n’était arrivé. Comme si personne n’avait jamais disparu. Pourtant, au détour des forêts, on tombait encire sur des carcasses de tanks que le Comité avait oublié de déblayer. Les cours d’histoire ne remontaient pas au-delà de cinquante ans. Avant, ce n’était que légende. Notre génération était la première née après le Grand Oubli. Nous supposions que beaucoup de réponses aux mystères du monde, se terraient là. »
Les pays sans légende meurent de froid
La narratrice est une enfant de ce monde d’après. Devenue orpheline, elle vit chez des pêcheurs qui l’ont recueillie. Les journées se passent, toutes identiques, dans une manière d’harmonie brutale avec la nature. Les humains ne sont plus très nombreux par ici. Il y a bien la ville de Varatcha où règne encore vaguement une administration et où se trouve le marché. Mais on n’y va pas souvent. On préfère écouter le knik, ce vent du nord qui vient des montagnes et souffle sur les murs de la cabane en fumant des pipes de karja qui ouvrent les portes du Grand-Passage et permettent parfois d’entrevoir les disparus.
Un jour arrive Igor. Il vient prendre du poisson séché à la veille de l’hiver pour le vendre dans le territoire des Invisibles. De manière à la fois sauvage et douce, et l’oxymore est décidément ce qui caractérise l’écriture de Laurine Roux, elle se donne à lui, immédiatement. Puis elle part avec lui chez les Invisibles « qui portent au poignet les couleurs interdites. » et qui sont peut-être les descendants de survivants contaminés. Cette odyssée glacée et amoureuse se terminera, à la fin, par une femme qui chante devant la mer…
Si Une immense sensation de calme était un roman américain, la critique pavlovienne grimperait aux rideaux en criant au génie devant ce mélange de nature writing, de conte mythologique et d’épopée des corps perdus et retrouvés. Mais Une immense sensation de calme est d’abord un livre de nulle part et c’est pour cela qu’il est si beau. On oublie trop souvent, n’est-ce pas, que les pays sans légende meurent de froid et il a fait déjà plutôt frisquet ces temps-ci, y compris dans la littérature, pour se permettre de passer à côté d’Une immense sensation de calme et du talent de Laurine Roux, une Circé qui fait infuser le rêve dans un réel lui-même incertain. Du grand art.
ISBN : 9782373850765
ISBN ebook : 9782373850840
Collection : La Grande Collection
Domaine : Littérature française
Période : XXIe siècle
Pages : 128
Parution : 15 mars 2018