Une immense sensation de calme
Laurine Roux
Texte publié sous la direction de Marc Villemain.
Prix SGDL Révélation 2018
Alors qu’elle vient d’enterrer sa grand-mère, une jeune fille rencontre Igor. Cet être sauvage et magnétique, presque animal, livre du poisson séché à de vieilles femmes isolées dans la montagne, ultimes témoins d’une guerre qui, cinquante ans plus tôt, ne laissa aucun homme debout, hormis les « Invisibles », parias d’un monde que traversent les plus curieuses légendes.
Au plus noir du conte, Laurine Roux dit dans ce premier roman le sublime d’une nature souveraine et le merveilleux d’une vie qu’illumine le côtoiement permanent de la mort et de l’amour.
Virginie Vertigo, Les lectures du mouton
« Avec les années, Baba réapprit à vivre. Les enfants grandirent. Ils se marièrent, donnèrent naissance aux petits-enfants. Une nouvelle génération naquit. La vie reprit ses droits. Sans que personne ne l’ait jamais décrété, il fut décidé que la guerre devait être effacée des mémoires. Nous étions la première génération du Grand-Oubli.
Nous ignorerions les Invisibles.
Ce soir-là, j’avais promis à Baba de conserver le secret. Elle avait laissé planer le nom en suspens, si bien qu’on aurait pu croire à un résidu de peine. De quoi les Invisibles étaient-ils coupables ? D’avoir été abandonnés ? Mais aucun remords ne pouvait être formulé. Affronter l’histoire était trop douloureux pour les vieilles. Le silence seul leur servait d’aveu. Il n’y avait pas plus de place pour les regrets que pour la pitié dans leur cœur racorni. Qui aurait pu leur en vouloir ? »
Coupez tout. Le smartphone, la télévision, la radio, tout ce qui peut être source de déconcentration dans notre monde ultra-connecté. Juste le silence.
Oubliez tout. Vos préjugés, votre rationalité mais aussi vos soucis du quotidien à la maison ou au bureau.
Installez-vous bien confortablement. Sur votre lit, votre canapé, votre fauteuil, votre pouf, peu importe. Avec ou sans chat, chien, café, thé, plaid. Bref, soyez bien.
Ça y est, vous êtes prêt ? Et bien ouvrez le premier roman de Laurine Roux et laissez-vous emporter par sa magie, sa poésie, par ce monde peuplé de légendes, à la fois si proche et si éloigné de nous. Peut-être parce que nous avons justement oublié ce qu’est cette immense sensation de calme.
En lisant ce livre, vous allez faire la rencontre d’une jeune femme qui vit dans un monde difficile, rugueux. Des montagnes, des forêts, de la neige à profusion. Les éléments qui se connectent et qui peuvent apporter le plus beau et le plus difficile. La nature offre la vie, la nourriture mais aussi le froid mordant, la mort. Elle n’est ni bonne ni malveillante, elle est, tout simplement. Les hommes se doivent de la comprendre, de la respecter. Et puis l’être humain fait des choses bien pires : les anciens racontent aux plus jeunes cet ancien monde qui a basculé il y a cinquante ans dans l’horreur, le Grand-Oubli. Notre jeune fille se laisse guider, porter, bercer par la voix des plus anciens dans les bras d’Igor.
Une bien jolie surprise. J’ai été envoûtée par ce récit qui reprend les codes du conte, par cette écriture limpide mais forte et bien travaillée. À l’heure où les premiers romans tombent bien souvent dans le récit autobiographique, il est bon de lire une bonne fiction qui nous fait voyager loin sans que l’on ait besoin de bouger de chez soi.
Le blog du petit carré jaune
« A présent, il faut que je raconte comment igor est entré dans ma vie. C’est la fin de la saison froide, j’avais passé l’hiver dans la maison des frères Illiakov.
Un matin, un homme arrive près du lac où je ramasse les nasses. C’est lui. A une centaine de pas de moi, il s’immobilise. Un oiseau aux ailes larges traverse le ciel, Igor sourit. Mille ans de solitude et de détermination frémissent à ses lèvres. Il se tient au bas de la falaise et regarde là où les hommes ne peuvent aller. Je le vois se plaquer à la paroi. Sa main est grise comme le caillou, son esprit est dur comme le calcaire. J’ai l’impression qu’il va être avalé par la montagne, appelé par ses rondeurs de femme. Lui la comprend avec ses doigts. Bientôt ils évoluent ensemble, amants sauvages que la nature réunit clandestinement. »
Un homme, une jeune fille, des ancêtres, une grand-mère inculquant des valeurs de vie et survie, disparue, une aventure, un chemin, le froid, le vent, la nuit, la lente et longue période d’un hiver perdu quelque part entre forêts et montagnes, entre plaines et landes gelées, l’amour, la mort. Un horizon loin, aux portes d’un pays qui ne parle pas, où seuls quelques hommes et femmes semblent habiter, sortir tout droit d’une légende, d’un conte sombre. Et au loin un monde… un monde où seul l’oubli de son histoire est maitre, seul l’hostilité humaine est foi.
On entre dans ce roman comme on pénètre dans une histoire, une légende magique et sombre. Un conte ténébreux où la seule force vient de la nature, de ce qui nous entoure, des terres gelées, du silence victorieux. Une terre où seuls quelques hommes et femmes vivent, des Invisibles, des parias, des laissés pour compte d’un monde qui ne les veut plus, les a oublié comme on oublie ceux que l’on ne désire plus. Des survivants d’un univers disparus.
Une lande perdue qui se meure entre montagnes et forêts, entre rochers et résineux, au milieu de nulle part, d’une nature hostile. Un désert glacé et inaccessible. Une nature qui pourtant donne tout, la vie, la passion, le désir, l’amour, le charnel et la sensualité primaire, bestiale, amoureuse et nécessaire à la vie. Un monde aux confins de frontières brumeuses, étranges, impénétrables où la nature est reine, maitresse, merveilleuse, solaire pour celles et ceux qui la ressentent dans leurs pores, leurs veines, sur la peau, dans l’âme. Un monde qui se ne se laisse pas apprivoiser, donner sauf pour ceux qui comprennent le pouvoir et la force des braves, le pouvoir d’un monde où la beauté des choses ne nous appartient pas.
« Nous parcourons la campagne, traversons les forêts, suivons les crêtes marneuses, longeons les rives du lac, et pendant tout ce temps notre vigueur reste en son enfance. Je suis une enfant qui fait l’amour avec Igor, mais aussi avec la forêt, le lac, les hirondelles du printemps, les grives de l’automne, qui se laisse choisir par la jouissance, les bras ouverts et la bouche continûment humide. […] Chaque seconde explose en fruit gorgé, chaque jour est l’orée d’un commencement. »
Il faut savoir s’abandonner, abandonner tous repères et habitudes pour entendre l’histoire de ce roman, accepter de se laisser prendre la main et d’entrer dans ces paysage abrupts, arides, rugueux loin de toutes civilisations. un monde à la limite des contes et légendes, du merveilleux. Un univers où le temps n’a pas d’emprise, où les seuls amis des hommes sont les vents et le froid, le minéral, le ténébreux. Le décor d’une histoire qui nous transporte aux seuils de la mort, de l’amour, de la vie. Un espace où pour vivre il faut accepter d’être démunis, lâcher-prise, se frotter aux désirs, jouir du moindre instant, entendre la mort prendre possession des corps, de la vie, lutter comme on lutte à armes inégales, à mains nues, battu par les éléments naturels, par l’animal qui est en nous.
Et de ces ténébres, de cette sombre histoire, qui pourrait sortir d’un conte ou d’une légende scandinave, mythologique, jaillit la lumière, la puissance des rapports, la densité des relations et de cette transmission ancestrâle entre un peuple Invisible et ce couple qui affronte la rudesse de la vie aux limites d’un cercle polaire. Une lumière éblouissante, sompteuse, peuplée de mille éclats, d’un amour infini, de gestes comptés et remplis de sens, d’humanité.
« Il y a des gens qui sont bâtis pour exister toujours, leur corps éblouissant érigé pour résister aux assauts du temps, de la maladie et de la mort. Des anatomies de soleil et d’éclat. »
L’écriture poétique, magnétique, presque chamanique, charnelle de Laurine Roux nous transporte bien au-delà de nos paysages et habitudes. De ses mots puissants, elle nous livre la sensation absolue d’un univers envoutant, d’une nature triomphante, d’hommes et de femmes relevant d’un monde primaire, quasi animal. Un monde noir, sombre, ténébreux, glacial, d’où ressort une lumière, une injonction aux désirs amoureux primitifs, tribaux, une injonction à ce qu’est la vie dans son trouble naissant. Une communion d’esprit et de corps, d’âme et d’intériorité. Une écriture où la puissance d’un monde hostile devient comme un rempart, une ïle lointaine où nous rassembler, nous ressourcer, apprendre à franchir des pas, où entrer en communion devient comme une évidence. Une écriture qui sublime un monde loin de tout, loin d’une terre désolante, d’humains inhumains.
Une écriture comme une fable, une légende que l’on nous raconte, le soir, assis auprès d’un feu, comme un réceptacle à ce besoin immense de s’unir dans « une immense sensation de calme », de se laisser séduire par les mots, le calme, d’oublier l’espace d’un instant notre cocon. Un monde loin de tout. Et une écriture magnétique, envoutante qui nous propulse auprès de ceux qui connaissent l’amour et la mort, le cotoiement infime et la lumière qui amène vers la paix en soi.
« Ecoute le chant du monde. Il gémit chaque jour de ces amours impossibles. Dans leur corps-à-corps, ta mère poisson et ton père créature de la montagne ont défié la nature. A jamais tu seras mi-homme, mi-animal, car sur ton berceau chacun a versé ses vœux. Tu as l’achèvement du monde en héritage. Livre ce combat sans merci. Ne laisse ni les flots ni la terre te submerger, car ta chair doit boire le limon autant que respirer les eaux. Enfin seulement l’équilibre du monde sera rétabli, enfin seulement tu seras en paix. […] Nous sommes seulement de passage. »
ISBN : 9782373850765
ISBN ebook : 9782373850840
Collection : La Grande Collection
Domaine : Littérature française
Période : XXIe siècle
Pages : 128
Parution : 15 mars 2018